Martine Sagaert n’a cessé de travailler à la mise en lumière de l’œuvre de Gide, à travers publications et colloques, notamment son édition dans la collection de la Pléiade du Journal et des Souvenirs et voyages de Gide. Professeure à l'Université de Toulon et essayiste, elle a travaillé sur la figure de la mère dans la littérature et publié des récits pour enfants. Pour ce Carnet, elle nous présente la lettre de Gide à Victoria Ocampo conservée dans la première boîte des Archives.
André Gide fait partie de ma vie. Au fil du temps, j’ai aimé d’autres écrivains, qui ont orienté mes recherches. Quand j’ai rencontré l’auteure franco-argentine Silvia Baron Supervielle, que j’ai travaillé sur son œuvre et qu’elle m’a fait découvrir Victoria Ocampo, je n’imaginais pas qu’un pont international reliait ces univers. Depuis, j’ai approfondi la question et ai publié l’ouvrage Victoria Ocampo et André Gide aux classiques Garnier, préfacé par Silvia Baron Supervielle, dans la collection « Bibliothèque gidienne », dirigée par Peter Schnyder.
Figure argentine majeure du XXe siècle, à la fois écrivaine, éditrice, traductrice (elle parle le français et l’anglais dès son plus jeune âge) et mécène, Victoria Ocampo (1890-1979) connaît bien l’œuvre d’André Gide. Elle l’a interprétée, elle l’a publiée, elle l’a fait traduire. Et elle n’a cessé de dialoguer avec l’auteur du Journal par textes interposés – « Al lector », préface à André Gide, Regreso de la U.R.S.S. (1936) ; « Al Margen de Gide » (juillet 1935) ; « Encuentro y desencuentro con Gide » (juin 1951)1.


André Gide et Victoria Ocampo se sont écrits. Leur correspondance connue est mince : huit lettres2 en tout, dont six lettres de Gide. Les deux lettres de Gide qui nous intéressent concernent l’accueil de Victoria Ocampo à Paris, en juillet 1946. Il existe deux versions de chacune de ces lettres, l’une conservée à la Fondation Sur de Buenos Aires, l’autre à la Fondation Catherine Gide [avant le déménagement du fonds à Berne en 2025].
Les deux manuscrits de la Fondation Catherine Gide proviennent d’un même bloc à spirales.
Le premier est le brouillon de la lettre effective envoyée par Gide à Victoria Ocampo – datée du 8 juillet 1946. Sur ce brouillon, initialement non daté, mais signé, Gide a ensuite ajouté : « à Victoria Ocampo » et « 12 ou 13 juillet 46 ». Il y a très peu de différence entre les deux états du texte.
Le deuxième est aussi un brouillon, non celui d’une lettre envoyée à Victoria Ocampo, mais celui du discours de Gide à l’adresse de la Sud-Américaine, invitée à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet – avec la mention initiale ajoutée sans doute ensuite : « Lu à la réception de V. O. / Bibliothèque Doucet 17 juillet 46. » Gide a ensuite recopié ce texte, il l’a signé et a offert le manuscrit à Victoria Ocampo. Là encore, on note peu de différences entre les deux états.
Par ce discours, André Gide rend hommage à cette grande dame des lettres argentines, qui écrivait :
Pour moi la marée des avoines argentines a été, dès l’enfance, bruissante de vers français. Et ma plaine chérie, l’immense plaine orgueilleuse d’être le désert et de laisser détresses et joies prendre le large en elle comme nulle part ailleurs, la plaine mystérieuse et sans histoire, est bien le lieu où de ces amours qui s’enchevêtrent dans mon âme j’ai su faire un seul amour3.
À la directrice de la revue SUR (qu’elle fonda en 1931) et des éditions du même nom, qui « a fait connaître en Amérique latine le meilleur de la littérature française contemporaine4 » (Antonin Artaud, Georges Bernanos, André Breton, Paul Claudel, René Étiemble, André Gide, André Malraux, Henry Michaux, Jean-Paul Sartre, Paul Valéry etc. ), qui avait les mêmes idées que Gide en matière de lutte contre le nazisme et la barbarie et qui, pendant la guerre, a soutenu les écrivains Résistants en aidant financièrement Roger Caillois à réaliser une revue en français, Lettres françaises, sous la forme d’un supplément trimestriel à SUR, pour éviter que les écrivains vivant en France et y participant ne soient inquiétés.
Gide la remercie aussi pour sa générosité. En effet, Victoria Ocampo avait présidé et soutenu financièrement le comité de « Solidaridad con los escritores franceses5 », créé par la photographe Gisèle Freund, ce qui avait permis d’acheter à Buenos Aires différents produits et de les envoyer ensuite à Paris, à la librairie d’Adrienne Monnier. Les écrivains recevaient un avis qui les invitait à apporter des emballages et à retirer à « La Maison des amis des livres » leur « attribution », par exemple, pour Georges Bataille : « 1 kilo de café vert, 1 boîte d’huile, 1 kilo de fruits secs6 ». Elle avait aidé aussi individuellement nombre d’auteurs. À titre d’exemples, deux lettres de Paul Valéry en attestent. L’une du 16 mai 1943 :
Je suis ému, enchanté et attendri de recevoir de vous ce paquet si précieux que votre ambassade m’a gracieusement fait tenir. Chose très admirable, il arrive que ces objets essentiels me vont comme des gants ! Je puis danser ! Il ne me manque que l’envie7 ;
L’autre, de mai 1945 :
[…] ma chère Providence ! Je ne pourrai jamais assez vous remercier de vos envois qui me furent essentiels ! Je marche encore dans vos chaussures, sans lesquelles j’aurais dû aller en sandales de carme. Merci de tout mon cœur ! Et je ne parle pas du café et du tabac qui sont mes vices vitaux8.
L’envoi général d’octobre 1945 comprenait 1200 pièces de vêtements, 300 kilos de cafés, 200 kilos de chocolats, 100 kilos de savons, 100 paires de chaussures, 100 paires de pantoufles fourrées, 5000 cigarettes9. Gide parle à juste titre de « corne d’abondance ».
À la fin du discours, il veut faire plaisir à Victoria Ocampo et le ton devient lyrique. Sur son bloc, il écrit : « Oh ! qu’il est agréable de pouvoir […] fêter en votre personne réelle tout ce que depuis longtemps déjà vous représentiez pour nous [d’irréel biffé] d’idéal. » Ce qui devient : « Oh ! qu’il est agréable de pouvoir […] fêter en votre personne réelle et présente tout ce que, depuis longtemps déjà, vous représentiez pour nous de légendaire – pour ne pas dire : d’idéal. »
Victoria Ocampo est touchée par les mots de Gide. Mais la femme ne veut pas disparaître derrière une figure mythique, comme c’était trop souvent le cas. Pour Malraux, par exemple, elle était « l’impératrice de la pampa ». Avec Gide, elle aurait aimé davantage de proximité. Peut-être comme avec son ami Tagore. Pour le poète bengali qu’elle avait lu pour la première fois dans la traduction de Gide, elle était une fleur à nulle autre pareille, une « fleur étrangère », comme il l’écrit dans un magnifique poème, cité par Silvia Baron Supervielle10. Mais, lors d’une rencontre chez Adrienne Monnier, elle comprendra que Gide avait pour elle « une authentique sympathie11 ». D’ailleurs, la lettre du 5 octobre 1950 commence par : « Chère amie lointaine12 ».
Ces deux brouillons, Gide les avaient conservés. Et, grâce à la Fondation Catherine Gide, ces pièces d’archives précieuses sont parvenues jusqu’à nous.


[1] « Au lecteur », Préface à André Gide, Retour de l’U.R.S.S. ; « En marge de Gide » ; « Rencontre et non rencontre avec Gide ». Voir Victoria Ocampo et André Gide, édition de Martine Sagaert. Avec un texte inédit de Silvia Baron Supervielle, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque Gidienne », 2023, p. 59-113.
[2] Victoria Ocampo et André Gide, op. cit., p. 115-122.
[3] France [textes de Victoria Ocampo, Antoine de Saint Exupéry, Henri Focillon, André Gide, etc.] ; avec 65 photographies hors-texte, Buenos Aires, Ediciones Victoria, 1945, p. 13.
[4] Publicité, dans Lettres françaises, 1er juillet 1942.
[5] « Solidarité avec les écrivains français ».
[6] Yale university Library.
[7] Lettre XII in Lettres de Paul Valéry à Victoria Ocampo, Ediciones de La Mirándola, 2017. Voir Revista SUR, octubre 1945.
[8] Lettre XIII, op. cit.
[9] Adrienne Monnier et la Maison des Amis des livres, textes et documents réunis et présentés par Maurice Imbert et Raphaël Sorin, IMEC, 1991, p. 46.
[10] Victoria Ocampo et André Gide, op. cit., p. 19.
[11] Ibid., p. 101.
[12] Ibid., p. 121.