Iskra et Sido par Catherine Gide
Les carnets Gide 01/03

Animaux

ANIMAUX : en 2022, le mot tient-il encore debout ? En éthologie, on spécifierait : “animaux non humains”. En classification du vivant, on dirait : “métazoaires hétérotrophes”. Et dans une littérature si plurielle, que dit-on ? Partant d'une époque à laquelle le terme n'appelait pas encore de précisions, nous arrivons, en faisant mille détours (utiles) par Gide, jusqu'à la nôtre.

Inédit. “Journal d’Athmann le chien”

Ambre Philippe

C’est un petit texte extraordinaire. Il n’a aucune qualité littéraire, il est écrit dans la langue d’un enfant qui ne maîtrise pas parfaitement le français, et il est marqué d’une particularité amusante : le fait que, lorsqu’on apprend la langue d’un autre, on se saisisse des “gros mots” (“merde”, “pisser”...) comme de mots courants : avec légèreté et aplomb. C’est un petit texte extraordinaire, parce qu’il parle d’écoute : l’adulte écoute l’enfant (Gide écoute Athmann et décide de retranscrire ce texte en respectant sa langue), l’enfant écoute le chien (Athmann décortique finement le comportement d'un chien, percevant derrière sa soumission la personne animale, pour le dire avec les mots de Descola, autrement dit la part sensible, pensive et volontaire de l’animal), le chien écoute le maître, le maître entend le chien... Mais Athmann le chien et Athmann l’enfant sont-ils réversibles ? Et qu’en est-il du maître et du “chien” ? Ce court récit, dans lequel la bouse d’une vache peut être un lit douillet, donne accès aux multiples univers qui se croisent dans le monde vivant : ceux de l’animal, de l’adulte et de l’enfant, selon une distribution des rôles tremblante : “J’espère qu’il ne se laisse pas dominer”. Ce petit texte étonnant est, en puissance, une fable, qui rencontre un écho terrible en l’histoire tragique du véritable Athmann.

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Gide, "Journal d'Athmann le chien"
Manuscrit original du "Journal d'Athmann le chien", non daté. © Fondation Catherine Gide


Journal d’Athmann le chien

Les wagons de la compagnie de l’Ouest sont mauvais. J’ai dormi et me suis embêté. Rue de Lisbonne ma nourrice m’appelait Miraudi ; mon maître noir m’appelle Athmann ; j’aime mieux ça ; c’est moins banal. – J’aime bien La Roque ; on sent l’herbe et le gibier. J’espère qu’ils vont bientôt comprendre que j’en ai soupé de leur pain au lait ; hier j’ai tout laissé dans l’assiette et j’ai pissé par dessus ; j’espère qu’ils comprendront.

La nuit on m’a trimballé une sale niche qui ne me revient pas ; on voulait que j’y dorme. Alors j’ai pleuré jusqu’à une heure de la nuit pour les empêcher de dormir. À une heure mon maître est descendu ; je ne le connaissais d’abord pas, parce qu’il n’avait pas la lumière ; il m’a beaucoup pelotté ; il m’a pris dans sa chambre et m’a couché sur son lit.  

Mercredi

Aujourd’hui j’ai visité tout l’appartement ; j’ai pissé un peu partout pour me sentir chez moi. Je me suis beaucoup amusé.

Jeudi

Aujourd’hui j’ai accompagné mes maitres au village ; j’ai fait peur à une grosse vache qui me courrait dessus. Je me suis flanqué dans un fossé d’où j’ai cru que je restais. J’ai mangé trois merdes mais j’ai été fouetté. – En rentrant on a voulu me donner du lait ; je n’ai même pas fait semblant de ne pas voir.

Cette nuit, j’ai rendu mes merdes sur les dalles de la chambre de mon maître. – J’étais sur un fauteuil et dans un tapis de laine. Mon maître a passé dehors le fauteuil et le tapis et m’a lourré [?] avec la porte. En rentrant, comme il était sans lumière, il a lourré ses pieds dedans – il était nus pieds – ah ! ce que j’ai ri !! après je l’ai entendu qui se lavait pendant des heures – je vous demande ! – aussi ce matin il a l’air fatigué.

Vendredi

Aujourd’hui j’ai été fouetté, mais j’ai mangé quatre merdes. Je crois que je les digère mieux. Je me suis promené avec mon maître et le gardien de mon maitre ; mon maître avait l’air de beaucoup s’embêter, et je le comprends, car c’est insensé ce que l’autre dit peu de choses en des tas de mots. Au bout de quelque temps j’ai renoncé à écouter.

Il y a dans les prairies des petits canapés qu’on appelle des bouses de vache et qui sont douces aux pieds tellement que ça n’est pas croyable. – Quand je reverrai Mhammtar je lui dirai tout cela, mais que devient-il ? – J’espère qu’il ne se laisse pas dominer.

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Athmann et un chien
Athmann et un chien en 1893. © Fondation Catherine Gide