
Une partie des Archives de la Fondation Catherine Gide a déjà déménagé il y a quelques années à la Fondation des Treilles, dans le Var. En ouvrant la première boîte des archives de Gide, c'est donc un dossier absent qui fait signe, celui de “De Me ipse”. En retraçant l'absence, dans la “Boîte 01”, de cette liasse qui contenait les manuscrits ayant servi à l'écriture de Si le grain ne meurt, la bibliothécaire du Centre Gide-Schlumberger retrace le chemin commun à nos deux institutions, en même temps que l'amitié entre deux écrivains, et l'existence particulière de ce dossier fascinant, dont Peter Schnyder rendait également compte ici en 2013.
Marin Rondeaux
Grand et riche armateur. Épouse à 60 ans en secondes noces une demoiselle de Chéron de Frémousse qui avait 20 ans à peu près – et qu’on appelle la grand-mère Gigot. Le jour du mariage on lui fait avaler le jus d’un gigot (raconte la tante Bérard).
Melle de Chéron – de très grand mérite, très belle.
Marin, violent et goûteux, un de ces armateurs venant lui annoncer la perte d’un navire, il sort aussitôt son pistolet. On disait de lui : « Il a l’œil blanc. »
Ces quelques lignes descriptives s’apparentant à un début de généalogie sont les premières du feuillet no 1 du manuscrit d’André Gide intitulé De Me Ipse, ainsi répertorié dans les archives d’André Gide, sous la cote 01.55 : « De me ipse : dossier de notes chronologiques pour les Mémoires (de 1869 à 1908) ».
Conservé dans la boite d’archives « 01 », cette liasse de documents organisés de façon chronologique avait servi de base à la rédaction de Si le grain ne meurt, récit autobiographique publié en intégralité en trois volumes en 1924.

Lorsque Catherine Gide, accompagnée de Peter Schnyder, s’était rendue à la Fondation des Treilles en 2010 pour la tenue de l’Assemblée générale de la Fondation de même nom, j’avais surmonté ma timidité et l’avais questionnée sur la meilleure façon d’aborder l’œuvre de Gide, moi qui connaissais si mal cet auteur dont je possédais, héritage familial aidant, un exemplaire des Caves du Vatican en collection de poche des années 60. Elle m’avait répondu : « Commencez donc par Si le grain ne meurt… » ; ce que j’avais fait dans la foulée, avec un certain plaisir. L’on peut donc aisément comprendre l’émotion ressentie lorsque, quelques années plus tard, j’ai tenu en main les dossiers manuscrits, pertinemment qualifiés par Pierre Masson d’avant-mémoires, qui avaient servi en partie à la rédaction de cerécit autobiographique.
Lors du séjour à Tourtour de la fille de Gide, une visite de nos fonds d’archives avait été organisée. En 2010, il s’agissait surtout des Archives du Cabinet Jean Schlumberger et de celles constituant le Fonds Jean-Pierre Dauphin, arrivées un an plus tôt. Jean Schlumberger, oncle d’Anne Gruner auquel elle porta une affection particulière, était romancier et essayiste. Il fonda, en 1909, avec André Gide et Jacques Copeau, la très célèbre Nouvelle Revue française : dans ce cabinet de travail sont réunis nombre de documents le concernant : romans, notes, carnets, correspondances… Ce précieux noyau documentaire est enrichi en 2008 par l’acquisition de la collection de l’ancien directeur des Archives de Gallimard et, en 2013, 2015 et 2017, par des donations et cessions de la Fondation Catherine Gide. L’ensemble qui forme une masse documentaire particulièrement représentative d’une période très féconde pour les lettres françaises et européennes est à l’origine de la création d’un centre littéraire, le Centre André Gide-Jean Schlumberger.
Suite à cette visite, Catherine Gide avait manifesté son désir de voir une partie de la bibliothèque de travail de son père rejoindre la masse documentaire existante. Après une première donation installée dans les salles aménagées à cet effet fin 2013, une deuxième livraison, contenant notamment les documents de la boite d’archives no 1, est accueillie à la Fondation dans les mêmes conditions. D’autres enrichissements suivent jusqu’en 2018 sous la forme de correspondances, de notes manuscrites, de livres ou de revues.

La première boîte porte en elle une symbolique toute particulière… Sorte de « patient zéro » elle regroupe en son sein un lot de feuillets manuscrits ou dactylographiés, savamment classés dans des pochettes de conservation aux noms barbares tels que 01.56.007 ou encore 01.57.001.za… Classés chronologiquement, et couvrant une période allant de 1869 à 1908 (seule une lettre dactylographiée de juillet 1925 adressée à Isabelle Rivière est plus tardive) les documents ont des thématiques variables. Traitant de lieux : Algérie, La Roque, Bretagne ou de sujets plus vastes comme le piano, les rêves ou le mariage … Certaines notes évoquent les œuvres de Gide comme La Porte étroite, Le Roi Candaule ou L’immoraliste… Quelques pochettes sont émaillées de correspondances et l’on glanera au passage les noms d’Eugène Rouart, de Marcel Drouin, ou de Joseph-Charles Mardrus. La pochette initiale de la boite, composée de trois feuillets manuscrits dont nous avons extrait les lignes ouvrant ce texte, contient également une sorte d’arbre généalogique alambiqué et déstructuré qui nous renseigne sur la descendance du fameux Marin Rondeaux, dont la description que nous en donne Gide ne nous pousse pas à trouver le personnage éminemment sympathique...
L’on ne peut s’empêcher de faire une sorte de parallèle entre André Gide et Jean Schlumberger, dont la rencontre précoce (ils se côtoient pour la première fois en Normandie où les demeures familiales (Le Val Richer pour Jean, La Roque Baignard pour André) sont voisines. Jean a alors 10 ans, André 18.
Dans Éveils, Jean Schlumberger évoque le premier contact avec celui qui deviendra son ami : Je me vois, tout bambin, dans la cour de la ferme. Une partie de cache-cache est en train parmi la jeunesse du Val-Richer. André Gide est venu de La Roque. […] Ce sont pour moi des grandes personnes. Cet André Gide n’a d’extraordinaire qu’une voix qui mue. Déjà sa mère a une curieuse voix, qui ajoute à l’intimidation qu’elle nous cause, quand elle vient en visite ; mais son fils a des notes encore plus étranges.
Une décennie plus tard, en 1897, Gide note qu’il « rassemble pour la première fois [s]es souvenirs ». Et la même année, Jean Schlumberger, dans un carnet conservé dans ses archives, relate dans un même élan un voyage en Italie effectué avec ses parents. Les 80 pages manuscrites de ces notes comportent aussi une dizaine de croquis, dont un beau dessin de Paestum. Ne peut-on y voir qu’une coïncidence ?
Je conclurai pour ma part, que par le biais de leurs « mémoires » conservées dans un même lieu, le Centre littéraire André Gide-Jean Schlumberger, les deux écrivains terminent leur vie comme ils l’avaient commencé : ensemble.