Enveloppe de Tokyo
Les carnets Gide 01/03

Japon

JAPON : un pays dans lequel André Gide ne s'est jamais rendu. Un pays avec lequel il entretient pourtant des liens forts, ou plutôt, qui entretient avec son écriture un lien inattendu. Nous allons pour ce Carnet lire la correspondance entre Gide et des japonais(es), regarder l'adaptation de La Symphonie pastorale (田園交響曲), s'intéressant à la question des échanges et des traductions.

Gide et le Japon — un amour à sens unique

NINOMIYA Masayuki

Il est audacieux de consacrer un numéro de ce Carnet à la relation de Gide avec le Japon. Car il faut bien reconnaître que cette relation était pour ainsi dire unilatérale. Bien des Japonais (non seulement les écrivains, critiques, universitaires et même le grand public cultivé) s’intéressaient au cours de la première moitié du 20e siècle aux œuvres de Gide1. Par contre, Gide était quasi-indifférent à la culture japonaise. Évidemment, Gide n’est pas Claudel. Ainsi, voit-on peu de réflexion sur la présence du Japon dans la pensée de ce « contemporain capital ». Je me propose donc de suivre la fine trace du Japon dans la pensée sinueuse de Gide. 

Regardons d’abord ce qui a attiré Gide vers ce pays lointain. Le point de départ est brillant. Il a découvert en 1900 le théâtre japonais à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris. Il ne s’agissait pas d’un des genres classiques, qui attirent aujourd’hui nombre de Français comme le Nô, le Kabuki, ou le Ningyô-jôruri, etc, mais d’une pièce populaire, disons, du spectacle de la foire. Le rôle féminin principal, normalement attribué à un acteur, était assuré par une actrice débutante, Sada-yakko. Gide admire inconditionnellement son jeu inspiré dans la pièce : Geisha et  samurai2.

« … De tout ce que j’ai vu dans cette foire, un souvenir domine. Près de lui pâlissent les autres, et si je vous en parle aujourd’hui, c’est, pour le ravivant par ma parole, le mieux défendre contre mon propre oubli ; — aussi pour que vous regrettiez un peu de n’avoir pas parfois épousé ma folie, surtout lorsqu’elle me menait, comme elle fit souvent, au théâtre de la Loïe Fuller, pour y voir jouer la troupe japonaise », écrit Gide, dans sa Lettre à Angèle, XIII3.  Il s’agit ici de la représentation, donnée par la troupe dirigée par Kawakami Otojirô. Dans cet essai, long de quatre pages, Gide expose son émerveillement pour l’interprétation des acteurs et, tout particulièrement, de l’unique actrice Sada-yakko. Il déclare sans hésitation : « Je n’irai pas par quatre chemins, […] ce fut beau comme de l’Eschyle4, simplement ».  Gide attribue à cette actrice naissante, toutes les qualités nécessaires. La liste des louanges est longue5 : jeu bien appris, modéré, retenu, parfaitement tempéré et intégré dans l’ensemble… un goût délicat du costume, le sourire qui exprime si finement le sentiment, la docilité langoureuse de la courtisane comme dans un ballet, la merveilleuse fureur… » L’article se termine avec le credo gidien : « Et je me réjouissais qu’il soit encore ici bien prouvé que : l’œuvre d’art ne s’obtient que par contrainte, et par la soumission du réalisme à l’idée de beauté préconçue6. »

Gide a bien fait d’avoir noté ici sa première appréciation claire et nette sur la culture japonaise, « pour ne pas l’oublier ». Car c’est la première et la dernière fois qu’il parle de la culture japonaise avec tant d’enthousiasme.

Après cet éloge bien développé, Gide ne dit plus grand-chose sur l’art japonais ; il se contente d’exprimer brièvement son appréciation positive sur les quelques objets d’art.  Deux ans après, il note dans son Journal le plaisir de découvrir à la galerie de Bing les kakémono7 chinois du XIIe siècle et du IXe siècle japonais. Gide souligne qu’« il est admirable que le Japon ait eu trois siècles d’avance sur la Chine » et réfléchit sur la raison de cette avance du Japon. Mais, hélas ! ces dates seront vite rectifiées par un expert dans ce domaine : la Chine précède évidemment le Japon8

Ce qui m’intéresse dans cet épisode n’est pas l’ignorance de Gide concernant l’histoire culturelle du Japon et de la Chine, mais sa franchise à reconnaître ouvertement son jugement erroné en le publiant et soulignant dans son propre journal. Ne veut-il pas dire qu’il accorde plus d’importance à son goût esthétique qu’à sa connaissance historique et intellectuelle ?

On voit dans un autre passage la même attitude… Face à son jardinier qui laisse proliférer les fleurs robustes mais vulgaires et ne reconnaît pas la nécessité de protéger particulièrement de belles fleurs rares mais fragiles, « comme je me plais à croire que l’on fait au Japon par exemple, parce que c’est très loin de la France9 ».     

Plus de vingt années plus tard, en 1937, Gide exprime une idée de la même nature, mais dans un domaine tout à fait différent et dans un sens inverse. Il ne s’agit plus de belles fleurs, ou de beaux papillons fragiles qu’il apprécie. Il s’agit de la situation militaro-politique extrêmement tendue en Asie. Ce n’est plus le cas d’adhérer à la délicatesse des cultivateurs japonais. Bref, c’est l’année de la tentative de coup d’état du 11 mai (l’assassinat du premier ministre Inukai) et de l’expansion des militaires en Mandchourie.

Marcel [Drouin] me dit : “Un peuple qui, malgré des siècles de civilisation et de culture, n’a pas su se prémunir contre les inondations et les famines a fait preuve d’incapacité ou tout au moins d’incurie et mérite, sinon de disparaître, ou du moins d’être dominé par tel autre peuple actif, travailleur industrieux, etc.”  Il s’agit en la circonstance des Chinois et des Japonais. Mais le rôle de ces peuples industrieux et positifs ne serait-il pas, tout au contraire, de protéger les précieuses valeurs des peuples mal doués pour la lutte et mal outillés ? Ou devrons-nous voir disparaître avec ceux-ci tout ce qu’ils représentaient d’exquis et d’irremplaçable ?  C’est le fatal étouffement de tout le rare et le délicat par le commun robuste et brutal. C’est ainsi que nous avons vu disparaître les Incas devant la conquête espagnole et puis les Maoris, et tant d’autres…
Quels mirifiques arguments l’on trouve ou l’on invente pour prouver aux autres, et à soi-même, selon l’opportunité du moment, qu’on n’est en droit, qu’il est sage, qu’il est moral – de restreindre le nombre des naissances ou de procréer et d’enfanter le plus possible ; de s’armer à outrance et, sous prétexte de bien se défendre, d’attaquer ; d’approuver le Japon, en la circonstance, et sans doute, demain, de l’aider10

Le Japon est considéré ici comme de la mauvaise herbe. Opinion sévère mais juste contre le Japon expansionniste de l’époque. Mais en parlant de la situation si grave, Gide suit la même logique qu’on trouve dans ses propos sur le charmant travail de son jardinier.

Quelques années plus tard, ce problème de l’agresseur et de la victime se pose dans un contexte tout à fait personnel. La précieuse correspondance entre Gide et le Chinois, Sheng Cheng-hua, conservée à la Fondation Catherine Gide, témoigne concrètement de la rupture (heureusement momentanée) de leur relation amicale11.

Ces lettres sont datées de mai 1939, c’est-à-dire deux ans après le massacre des Chinois commis par l’armée japonaise à Nankin. Cet événement a marqué   très violemment les Chinois. Or, pour féliciter le mariage de Sheng, Gide lui écrit : Je vous souhaite à votre jeune femme toutes les grâces et les vertus de la mienne… » et demande si sa femme est une Japonaise. Quelle gaffe de la part du grand écrivain, futur Prix Nobel !  Cette étourdie ou inconscience  provoque chez Sheng une détresse profonde et une violente explosion de colère contre les Japonais qui agressent impitoyablement ses compatriotes. Dans ses lettres conservées maintenant à la Fondation Catherine Gide, le jeune patriote chinois dénonce sans retenue les comportements inhumains des soldats japonais12.

Lisons ici ce qu’a noté Gide dans son Journal sur ce fâcheux incident.

Fès, Octobre 1945.
[] Je vis l’expression de ses traits changer aussitôt, son sourire fuir, ses lèvres trembler. Il balbutia : « Une Japonaise !... oh ! monsieur Gide, comment pouvez-vous … » C’en était fait. Je ne pouvais ressaisir cette malencontreuse parole, que vainement je tentais d’expliquer, d’excuser. J’avais fréquenté récemment nombre de Japonais, qui venaient de porter à l’écran ma Symphonie pastorale ; de là, sans doute, cette soudaine et passagère confusion, impardonnable. Je compris aussitôt que j’avais porté à notre naissante amitié, si confiante de sa part, un coup peut-être mortel ; et je ne me suis pas encore aujourd’hui pardonné.
Qu’est-il devenu ? Le reverrai-je jamais ? Si j’écris ces lignes, c’est avec quelque espoir qu’elles puissent un jour tomber sous ses yeux et qu’il sache que le souvenir que j’ai gardé de lui reste comme embaumé dans mon cœur13. » 

Nous arrivons maintenant à la fin de l’évocation des contacts de Gide avec le Japon. Ce finale est illustré éloquemment par deux lettres échangées entre Nakamura Mitsuo et André Gide14. La table des matières de la revue Tenbô/Panorama, revue littéraire importante éditée par la Librairie Chikuma, indique qu’ il s’agit du numéro spécial consacré à la disparition de Gide.

On y voit l’unique échange de lettres entre Gide et Nakamura Mitsuo. La lettre de Nakamura est intitulée modestement Lettre à Gide. Par contre, la réponse de Gide traduite en japonais est intitulée de façon quelque peu guindée : Nihon no chishikijin ni atou /Voici la réponse que j’accorde aux intellectuels japonais. Ce ton suggère le grand maître qui donne la leçon à ses élèves. Il est vrai que la figure de Gide au Japon était très imposante. Depuis le début du siècle, ses deux « Œuvres complètes » étaient déjà sur le marché et les troisièmes commencent à être publiés.   

La lettre de Nakamura commence modestement par la reconnaissance des crimes de guerre commis par son pays. Puis, tout en présentant l’amour des Japonais pour l’œuvre de Gide, il pose sa question fondamentale : l’avenir de l’Europe, de toutes les valeurs européennes : universalité, humanité, non-conformisme… Le monde entier est maintenant envahi par la mécanisation et le conformisme. Comment un « homme » peut-il continuer à vivre en tant que « homme » ?  Nakamura souligne l’importance de la « sincérité » que Gide a rêvée.

À ces questions importantes, Gide, qui ne savait pas qu’il est tant apprécié au Japon, donne une leçon aux intellectuels « pour sauver l’humanité ».   Gide répond à ce Japonais qu’il découvre : « Nous sommes semblables à quelqu’un qui suivrait, pour se guider, un flambeau que tient en main lui-même… »

Je cesse de citer ces phrases, que nous pouvons lire nous-mêmes grâce à la Fondation Catherine Gide. J’ajoute seulement la postface rédigé par  Nakamura pour la publication dans la revue japonaise :

… en relisant cette lettre qui évoque un testament, en pensant qu’un écrivain qui ressemblerait, tant bien que mal, à André Gide, n’apparaîtra plus, je constate que ce texte est adressé à un public largement ouvert. L’auteur écrit ici à quelqu’un qu’il ne connaît pas, à un Japonais quelconque, à un être humain, c’est-à-dire à l’humanité toute entière.
Face à ce monde qu’il va quitter pour toujours (une personne qui possède la même qualité humaine que Gide ne peut ne pas pressentir la mort qui s’approche), il voulait laisser encore quelques mots… Il s’adressa arbitrairement à quelqu’un et lui a confié la responsabilité de penser au destin des êtres humains.

Ces propos risquent de paraître exagérés. Mais quand nous voyons l’état actuel du monde meurtri, nous constatons la justesse de leurs réflexions.

 

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archives AG
Lettres de Japonais conservées aux Archives André Gide. © FCG

 

[1]  Voir NINOMIYA Masayuki, « La perception des œuvres d’André Gide au Japon — ou le débarquement du ‘Moi protéiforme’ au pays du watakushi-shôsetu roman du Moi » in La Rencontre du Japon et de l’Europe. Image d’une découverte, Strasbourg, Université Marc Bloch, 2007, p. 215-230.

[2] André Gide, Essais critiques, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1999, p.108-112.

[3] Ibid., p.109-112.

[4] Eschyle. Gide le mentionne dans son Journal en 1894 comme « une des personnalités dont s’est formée la mienne ». Journal, I, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1996, p.196 [abrégé ensuite : JAG, suivi du tome]. Quel hommage à Sada-yakko !

[5] Ibid., p.111.

[6] Ibid., p.112.

[7] Ibid., 324. Peinture ou calligraphie d'Extrême-Orient (Chine, Japon, etc.) que l'on suspend verticalement.

[8] Ibid., p. 329, 01/1902.

[9] Ibid., p. 639, 17/06/1910.

[10] JAG, II, p. 356-357, 08/03/1932.

[11] Voir l’excellent travail de Yoshii Akio, Jiddo to sono jidai/ Gide et son temps, Kyûshûdaigaku-shuppankai, 2019, p.463-500. Nous pouvons y lire la correspondance entre Gide et Sheng Cheng-hua, comprenant 15 lettres échangées entre 1937-1948. On trouvera dans les pages 476-481 plus d’informations concernant la parole malheureuse de Gide au sujet du mariage de Sheng.  

[12] Entre cette accusation violente de Sheng contre la politique japonaise et le regret de Gide pour cette mésentente regrettable, nous trouvons sa réaction concernant le discours de Roosevelt. La pensée de Gide est bien complexe. « Il fait miroiter la production des usines américaines qui, affirme-t-il, produisent maintenant à elles seules plus de sous-marins, que celles de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon réunis.  De même pour les chars de combat, les canons, les mitrailleuses et toutes autres fournitures de guerre. Allons, tant mieux ! Il parle aussi du recrutement qui fait passer l’armée américaine de deux à sept millions d’hommes (je crois). Mais ce dont il ne parle pas, ne peut parler, c’est de la valeur militaire de ces hommes. Elle s’obtient plus difficilement que les machines ; le long apprentissage et l’entraînement font défaut. Et l’étalement de cette supériorité numérique et matérielle, si la supériorité morale ne l’accompagne pas, loin de me rassurer, m’inquiète. » JAG, II, p.878 (09/01/1943).    

[13] JAG, II, p.970-971. La première réalisation cinématographique mondiale de sa Symphonie pastorale Den.en kôkyô gaku, réalisée en 1938 par Yamamoto Satsuo. Rappelons que le rôle de l’héroïne était attribué à la jeune Hara Setsuko.  L’appréciation plus juste de Gide concernant ce film n’avait aucun rapport idéologique avec le militarisme exacerbé de l’Empire du Japon qui a mis en colère son ami chinois. Voir le livre de Yoshii, op. cit., p. 476-480.

[14] Elles sont conservées maintenant à la Fondation Catherine Gide. À la fin novembre 1950, l’écrivain japonais adresse une longue lettre au célèbre homme de lettres français. La réponse de Gide est datée 2 janvier 1951.  La correspondance a été publiée dans le Journal Yomiuri daté du 15 janvier, mais sous forme abrégée. Les textes complets seront publiés dans la Revue Tenbô, avril 1951, le numéro consacré à la disparition de Gide.