Enveloppe de Tokyo
Les carnets Gide 01/03

Japon

JAPON : un pays dans lequel André Gide ne s'est jamais rendu. Un pays avec lequel il entretient pourtant des liens forts, ou plutôt, qui entretient avec son écriture un lien inattendu. Nous allons pour ce Carnet lire la correspondance entre Gide et des japonais(es), regarder l'adaptation de La Symphonie pastorale (田園交響曲), s'intéressant à la question des échanges et des traductions.

Un héros japonais (1927)

André GIDE

André Gide publie en 19271 dans La NRF un texte méconnu, dans un tiré à part de Faits divers, qui a pour titre “Un héros japonais”. Voici une retranscription de ce court texte marquant la fascination de Gide pour ce navigateur qui raconte le naufrage de son sous-marin avec un sang-froid étonnant, se souciant avant tout de l'avenir de la flotte japonaise, pouvant interroger la façon dont sont aujourd'hui gérés les accidents (que l'on pense à la manière dont se sont déroulés les évènements à la suite de la catastrophe nucléaire de Fukushima, et que la pièce créée en 2015 par Audrey Vernon retranscrit bien — Fukushima, work in Progress). “Il est 12h40”...

 

Un héros japonais

On a récemment parlé de ce commandant de sous-marin japonais, qui dans son bateau coulé eut l'héroïque courage de rédiger un rapport de la catastrophe jusqu'à la minute suprême de l'asphyxie. Le dernier courrier d'Extrême-Orient nous apporte le texte même de ce rapport :

"Quoique n'ayant aucune excuse à faire pour le naufrage d'un navire de Sa Majesté, tous sur le bateau ont fait leur devoir et en toutes choses ont agi jusqu'à la mort avec calme. Le seul regret que sous ayons est dû à l'anxiété que ceux que nous laissons peuvent se méprendre sur les causes de l'accident et que de ce fait une atteinte puisse être porté à l'avenir des sous-marins.

Messieurs, nous espérons que vous accroitrez votre assiduité et que vous apporterez toutes vos forces a étudier toutes choses pour le développement futur des sous-marins. Si cela est, nous n'avons aucun regret.

Causes du naufrage.

En faisant des exercices à la gazoline, nous nous sommes trop enfoncés sous l'eau, et quand nous avons essayé de fermer la valve d'écluse, la chaine se rompit. Nous essayâmes de fermer la valve avec les mains, mais il était trop tard ; la partie contigue était pleine d'eau, et le bateau coula suivant un angle de 25 degrés.

Conditions après le naufrage.

1° Le bateau garda une inclinaison d'environ 13 degrés, du côté de l'arrière.

2° Le commutateur étant sous l'eau, la lumière électrique s'éteignit. Les gaz delérères se développèrent, la respiration devint difficile. Vers dix heures du matin, le bateau s'enfonça, et dans cette atmosphère difficile nous essayâmes d'expulser leau avec une pompe à bras. Au même moment, le bateau étant submergé, nous expulsâmes l'eau du réservoir principal. La lumière ayant cessé, on ne peut voir le niveau, mais nous savons que l'eau a été chassée du réservoir principal. Nous ne pouvons utiliser entièrement le courant électrique. Le liquide électrique est surabondant, mais aucune eau salée n'est entrée, et le gaz chlorhydrique ne se développe pas. Nous comptons seulement maintenant sur la pompe à bras.

Ce qui précède a été écrit à la lumière de la tour conique, à 11 h. 45. Nous sommes maintenant baignés par l'eau qui gagne. Nos vêtements sont trempés. Nous avons froid.

J'ai toujours eu l'habitude de prévenir nos matelots que notre travail était (en toute circonstance) d'être calmes en même temps que braves, autrement nous ne pouvions espérer aucun bon résultat, et qu'en même temps un excès de sensiblerie retarderait tout travail. On peut être tenté de ridiculiser ceci après cet accident, mais jai la confiance parfaite qu'on ne se sera pas mépris sur les mots qui précèdent.

Le niveau de la tour conigue indique 52, et en dépit des efforts pour chasser l'eau, la pompe s'arrête ; on ne travaille plus après midi.
La hauteur dans les environs étant de 12 brasses, l'indication doit être correcte.
Les officiers et équipages des sous-marins doivent être formés des plus distingués parmi les plus distingués. Heureusement tout l'équipage de ce bateau a bien rempli son devoir, et j'en suis satistait. 
J'ai toujours escompté la mort chaque fois que je quittais ma maison ; en conséquence mon testament est prêt dans le tiroir à Karasaki.

Cette remarque se réfère seulement à mes affaires personnelles. Prière à MM. Tagachi et Asami d'informer mon père de ceci.

Testament public.

Je me permets de parler respectueusement à Sa Majesté, je lui demande respectueusement qu'aucune des familles laissées par mes subordonnés ne puisse souffrir. La seule chose dont je sois anxieux à présent est celle-ci.
Prière de transmettre mes compliments aux personnes suivantes (l'ordre peut n'être pas correct !) : ministre Saito ; vice-amiral Shimamura; vice-amiral Fuja; contre-amiral Nawa; contre-amiral Yamashita; contre-amiral Narita (la pression atmosphérique augmente, il me semble que j'ai les tympans crevés); capitaine Oguri capitaine Ide commandant Matsumura Junichi) ; capitaine Matsumura (Riku) : commandant Matsumura (Kiku), mon frère ainé ; capitaine Funakoshi ; instructeur Narita Kotaro; instructeur Ikuta Kokinii.

12h30, respiration extraordinairement difficile.

Il me semble que je respire de la gazoline. Je suis intoxiqué par la gazoline.

Compliments aussi au capitaine Nakano...

Il est 12h40.

(Le Temps, 16 mai 1910.)

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Faits divers
  • 1Gide le reprend du journal "Le Temps", qui le publie en 1910.