Enveloppe de Tokyo
Les carnets Gide 01/03

Japon

JAPON : un pays dans lequel André Gide ne s'est jamais rendu. Un pays avec lequel il entretient pourtant des liens forts, ou plutôt, qui entretient avec son écriture un lien inattendu. Nous allons pour ce Carnet lire la correspondance entre Gide et des japonais(es), regarder l'adaptation de La Symphonie pastorale (田園交響曲), s'intéressant à la question des échanges et des traductions.

Archives. Dans les lettres des lecteurs japonais de Gide

Juliette SOLVÈS

En 1970, on pouvait lire ces phrases en ouverture d’un article sur André Gide et le Japon paru dans la Revue d’Histoire littéraire de la France : « André Gide et Hermann Hesse, voilà les deux écrivains occidentaux qui sont au Japon les plus lus et les plus populaires. La Porte étroite y a été traduite en onze versions différentes, trois en livres de poche, tirées respectivement à 790 000, 600 000 et 230 000 exemplaires1. » La Porte étroite est en effet le premier ouvrage, après son court texte Oscar Wilde en 1913, à être traduit et publié en japonais en 1923.

Un peu plus loin, on est mis au fait du débat, au tout début des années 1930, suscité par l’auteur français dans le milieu de la critique japonaise, alors balbutiante et qui précisément trouvera ses bases à travers de telles discussions, particulièrement sur le problème du « je-auteur » :

« Dans un traité sur le roman qui fit date, H. Kobayashi (traducteur de Paludes) consacra nombre de pages à l’analyse des Faux-Monnayeurs. D’après ce critique, le “moi” chez les romanciers japonais est contraint de se renfermer dans une vie privée coupée de rapports avec la société, tandis que l’individu dans le roman français est toujours situé dans la société, dans la nature. Ainsi, le “moi” chez Gide est ouvert à toutes les pensées, à toutes les passions, ce qui permet la conception du roman gidien, à savoir un projet de l’expression intégrale de la réalité grâce à des points de vue multipliés. Cette différence fondamentale, conclut le critique, empêche les Japonais de saisir la portée véritable de l’entreprise gidienne, dont seules sont imitées les techniques superficielles2. »

Curieusement, je crois lire une réflexion diamétralement contraire dans un recueil de courts essais de Hisayasu Nakagawa, universitaire spécialiste de littéraire française, qui écrit :

« le “je” [japonais] est défini, en fonction de la circonstance, par sa relation à l’autre : sa validité est occasionnelle, au contraire de ce qui se pratique dans les langues européennes, où l’identité s’affirme indépendamment de la situation. Pour préciser, Augustin Berque cite une formule du linguiste japonais Takao Suzuki : “Le moi des Japonais se trouve dans un état d’indéfinition, pour ainsi dire par manque de coordonnées, tant qu’un objet particulier, un partenaire concret n’a point paru et que le locuteur n’en a pas déterminé la nature exacte3.” »

Et ainsi de caractériser la langue japonaise de « lococentrique ».

Qu’ont donc compris les lecteurs nippons de ce qu’ils ont lu de Gide ? Pourquoi un tel engouement pour lui (ses œuvres complètes sont publiées dès 1935 au Japon) ?

La grande épure du style gidien, très classiquement parfait, qui fait écho à un certain type littéraire japonais, peut expliquer cette faveur : Gide ôte tout le superflu de ses phrases, il le revendique. N’est-ce pas le propre de l’écriture d’un haïku, par exemple ? L’écrivain français se situe du côté des formes fictives brèves, à l’exception notable des Faux-Monnayeurs. Et je ne peux m’empêcher de penser qu’un jardin japonais, profondément discipliné et d’une élégance absolue, d’une construction si austère quelquefois (quand il est sec) pour un œil occidental, dans lequel les arbres ont une forme très contrainte mais magnifiquement adaptée à l’environnement, pourrait être justement comparé à un texte comme Thésée.

Les archives de la fondation Catherine Gide recèlent des documents relativement nombreux reflétant la popularité de Gide au Japon4. Je recenserai ici non pas les échanges épistolaires liés aux traductions, qui réclament un article à part entière, mais ce qui relève à mon sens de l’admiration pure et simple à l’égard de l’écrivain. Plutôt qu’une analyse, je vous propose une promenade dans ces lettres — car ce sont des lettres —, laquelle permettra à qui veut d’en connaître l’existence.

À commencer par celle d’un officiel, Julius Kumpei (ou Kunpei) Matsumoto (1870-1944), député membre du parlement japonais, directeur de l’école des Sciences politiques à Tokyo, représentant du parti majoritaire conservateur Rikken Seiyukai, qui demande à Gide de le rencontrer lors d’un passage à Paris — nous sommes en 1927 :

« Ayant connaissance des livres si originaux et si profonds dont vous êtes l’auteur, y prêtant un intérêt très vif et sachant que vous faites partie de la phalange des écrivains illustres de notre époque, je serais heureux si vous vouliez bien me ménager un entretien d’un instant, car j’aimerais à ne pas quitter le sol du noble et grand pays de France, de culture intellectuelle si raffinée, sans avoir pris contact avec vous, ne serait-ce que quelques minutes. / […] [je] serais très fier d’avoir pu recourir à vos lumières pour entendre votre point de vue sur l’orientation qui se dessine dans la littérature française contemporaine. » (24 août 1927)

Au-delà du ton très déférent, je soulignerais le fait que Gide constitue à ses yeux une référence : l’homme lui attribue une légitimité totale en matière littéraire, ne lésinant pas sur l’estime qu’il porte à la culture française. J’apprends dans un vieux numéro du New York Times de 1897 qu’à cette époque, Kumpei Matsumoto « est le plus jeune rédacteur de son pays natal, le Japon. Il est le propriétaire d’un magazine mensuel, The Greater Japan, organe du parti libéral japonais, et a récemment lancé un journal international sous le titre Japan and America5 ». Auparavant, ce diplômé de l’Université de Tokyo avait obtenu un master of arts degree en 1894 à la Brown University, à Providence (Rhode Island), aux États-Unis. Il a ainsi passé du temps dans un autre pays que le sien. Journaliste, il avait publié en 1899 Shinbungaku [Études sur le journalisme], l’un des premiers manuels pratiques sur le sujet6. Associé au « high-collar party », il faisait partie de ces gentlemen régulièrement caricaturés dans une certaine presse japonaise au tournant du siècle car accusés d’imiter pâlement la culture occidentale, jusqu’à devenir complètement étrangers à leur propre culture — exemples, de par leur superficialité, de la vacuité de la vie moderne7. Vrai ou faux, il est néanmoins avéré que ce monsieur comptait parmi les Japonais sensibles à la culture non asiatique, ce qui explique sa demande de rencontre et les mots qu’il emploie pour la formuler. Son admiration pour la France en général, et pour Gide en particulier, ne fait aucun doute.

La revue Shin to shiron [Poésie et poétique], après un spécial Valéry, consacre son 6e numéro (décembre 1929) à André Gide. C’est tôt. Je l’apprends pour ma part dans un courrier envoyé par un anonyme qui devrait dater du début de l’année 19308.

 

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Kikakou
Matsuo envoie à Gide ces Haïkai de Kikakou, pour avoir son avis. Nous n'en avons pas retrouvé trace dans la bibliothèque conservée à Olten. 

L’année suivante, le 29 octobre 1931, Kuni Matsuo (1899-1975), grand promoteur des relations franco-nippones, s’adresse par courrier à son « cher Maître ». Le journal L’Intransigeant du 11 avril 1930 m’informe que deux ans auparavant, il a co-fondé à Tokyo l’association « Daisan-Keijidomei », « qui a fait beaucoup pour la pénétration méthodique des lettres françaises au Japon ». Il fait partie du comité exécutif du « Rapprochement intellectuel franco-nippon », une société analogue créée à Paris en avril 1930 qui « se propose de diriger les traductions d’ouvrages français en japonais et d’ouvrages japonais en français, de favoriser les échanges de films et de pièces de théâtre, d’organiser des expositions artistiques, etc. ». Rédacteur en chef de la Revue franco-nipponne, qui paraît entre 1926 et 1930, il a inauguré le premier numéro en signant l’article d’ouverture intitulé « Que pensent les Japonais qui habitent Paris ? », où je lis ceci :

« Nous, Japonais nous aimons la France et les Français, tant pour leur sentiment artistique que pour leur esprit clair et humanitaire ; en échange, nous voudrions que les Français comprissent notre âme, car ils prétendent que l’âme et l’esprit japonais sont trop difficiles à saisir, les différences de mœurs entre ces deux pays étant trop grandes. Pourtant, c’est souvent à cause d’une différence que deux Nations s’attirent et quelquefois désirent échanger leur mutuelle sympathie ; leur rapprochement doit alors être courageusement cultivé9. »

Le 29 octobre 1931, précisément, Matsuo écrit à Gide, avec lequel il s’est entretenu quelques jours avant :

« Ces jours-ci j’ai commencé à lire et relire vos œuvres pour pouvoir pénétrer aussi profondément que possible dans vos idées. – Je suis encore jeune et je res[s]ens en moi une inquiétude insurmontable [,] aussi vos conseils et votre encouragement me sont vraiment très précieux.
J’ai osé dire que votre âme s’approche de la nôtre – car je la sentais à la lecture de vos livres.
J’ai été enchanté lorsque j’ai compris que vous saisissiez amplement la valeur individuelle de notre zennisme : vous êtes aisément capable de comprendre une exhortation énigmatique : “Si vous rencontrez Bouddha, tuez-le !” ».

Matsuo livre peut-être ici une clé qui permettrait de comprendre pourquoi le Japon aime Gide : « votre âme s’approche de la nôtre ». Le christianisme a valeur de pont culturel entre eux, car il « respect[e] la valeur individuelle », comme Matsuo le formulait au début de son courrier. Et c’est ainsi que, par son biais, Gide peut comprendre le zen.

Le même Matsuo co-fonde en 1934 la revue France-Japon, où je croise un entrefilet dans le deuxième numéro10 : « André Gide est très lu au Japon, et au point de vue du nombre des traductions, le Nippon se place au cinquième rang dans le monde avec huit œuvres traduites, après l’Allemagne (22), la Tchécoslovaquie (21), les États-Unis (15) et l’Angleterre (11). » Finalement, ce qui me surprend le plus dans cette liste, c’est la Tchécoslovaquie.

Parmi les lectrices japonaises de Gide, deux jeunes filles (l’une d’elles achève le collège de Nagasaki et passe ses examens), Atsuko et Satoko Komiyama, lui envoient des lettres, rédigées en anglais, durant l’hiver 1939-1940 — une lettre commune, puis deux autres personnelles —, et nous offrent ainsi un exemple du succès de l’écrivain français au pays du soleil levant.

Dans un anglais maladroit, les deux sœurs se présentent comme peut-être « étranges » puisque japonaises. Elles apprécient tant les œuvres de Gide et pensent tant à lui que, malgré la distance qui les sépare, elles ressentent la présence de l’écrivain à leurs côtés. « N’oubliez jamais que pour nous, il est merveilleux que vous existiez même si vous êtes loin d’ici », lui écrivent-elles dans leur premier courrier ; et dans le suivant d’Atsuko, « nous sommes vos enfants, je crois » et « I want to live under your strong, proper will and warm wings », c’est-à-dire « je veux vivre sous la force de votre bonne volonté [à l’abri de votre bienveillance] et sous vos ailes chaleureuses ». Satoko, pour sa part, note en franglais : « Even though I am far away from you, je suis très contente maintenant, because your recognize us, your disciples who are searching for la vérité through your works or acts ».

Dans ses deux lettres, Atsuko réclame à Gide d’écrire « plus » (more) : faut-il comprendre qu'elle exige de son auteur qu’il lui donne plus de livres à lire pour assouvir son appétit de lecture adolescent ? S’il ne s’agit pas nécessairement d’une maladresse quant à la langue, il en est une liée à l’intimité, dans la façon dont les jeunes filles évoquent l’une et l’autre le deuil relativement récent de Madeleine, qui doit laisser Gide si seul — « Je ne peux rien vous dire qui puisse vous remonter le moral, car votre solitude est trop profonde pour essayer de vous redonner courage », lui écrit Satoko : la légendaire pudeur japonaise vole ici en éclats pour laisser place à une empathie délicate et touchante — miracle de la lecture qui a le pouvoir, illusoire ou non, de vous catapulter dans l’intimité de l’auteur.

Malgré le temps de guerre et la situation politique du Japon, Gide a pris la peine de répondre à ses deux lectrices, qui n’y ont d’ailleurs pas cru. Satoko le remercie pour son sourire envoyé de Nice (l’enveloppe contenait peut-être une photographie) et écrit une chose surprenante à propos de « votre lettre qui m’a donné le sentiment d’être une mystérieuse lettre ancienne ». Mais aussi ces phrases, qui résonnent à mes oreilles11, sur le vent, sur les saisons, sur la nature, et qui me semblent si japonaises dans la simplicité de leur tournure12 : « Does the wind of Nice comfort you? I hope it does and it brings blowing your news to Japan. / Il fait printemps. Cherry-blossoms began to blow here. I was going to put cherry-blossoms in this letter but I forgot the book in which I put [them] ». Pour finir par le prier de « vivre longtemps avec nous ».

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Premier feuillet de la lettre de Satoko Komiyama à Gide. (Version complète en cliquant sur l'image). © FCG
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Premier feuillet de la lettre d'Astuko Komiyama à Gide. (Version complète en cliquant sur l'image). © FCG

Un autre document confirme la place de Gide dans le cœur des lecteurs japonais. Nous sommes en 1948 et le courrier est signé Kiyoshi Komatsu13, qui propose et défend la création d’un « Comité des Amis et des Traducteurs d’André Gide » : son but est de « réaliser le plus tôt possible la meilleure traduction japonaise qu’on puisse espérer et faire paraître la nouvelle édition définitive » des œuvres de l’écrivain français, car les traductions disponibles sont médiocres, voire mauvaises. Or, « depuis le retour de la paix, le nombre des lecteurs japonais qui s’intéressent à la littérature française s’est sensiblement augmenté. Et ce penchant de l’esprit, nous le trouvons plus distinct et fervent lorsqu’il s’agit de vos œuvres ».

Qu’à cela ne tienne : traduisons donc, afin de « satisfaire dignement la grande soif de nos lecteurs qui vous sont attachés ».

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Lettre du Comité des Amis et des Traducteurs d’André Gide, 5 avril 1948. © FCG
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L’année précédente, Shunji Sasamoto avait sollicité le « Cher Maître » au sujet de livres plus récents encore. En tant qu’envoyé spécial de l’Asahi Shimbun en Europe, ce journaliste vécut loin de son pays natal entre 1938 et 1948, vivant ces années noires avec un autre regard, à Bern, Budapest, Istanbul, Berlin et Zurich, d’où il écrit à Gide le 29 avril 1947.

« Vous allez être peut-être un peu surpris en apprenant que des journalistes japonais peuvent encore, après la capitulation de leur pays, travailler librement. Ce fut en effet pour quelques-uns d’entre nous, démocrates sincères, une chance inattendue que de pouvoir suivre de près les nouveaux développements de la situation en Europe. […] Malheureusement, il nous faudra bientôt retourner au Japon. Cependant, avant mon départ, je voudrais vous adresser une instante prière. J’aurais le très grand désir de faire connaître à mes compatriotes les œuvres que vous avez écrites depuis le début de la guerre et qu’ils ignorent encore. […] J’ai toujours été un de vos fervents admirateurs et je crois être le seul Japonais à avoir lu vos œuvres récentes. Il y a peu de temps, j’ai écrit un article sur votre vie, dans lequel je parlais de vos travaux pendant et après la guerre. Je crois que ce petit article a beaucoup intéressé les lettrés japonais qui n’avaient plus entendu parler de vous depuis le début de la guerre.
Comme vous devez le savoir, vous avez au Japon de nombreux admirateurs et votre nom rencontre beaucoup de sympathie dans les milieux intellectuels. Je suis convaincu que les “amis d’André Gide” vous sont restés fidèles et qu’ils sont avides de lire quelque chose de vous. »

Sasamoto obtiendra gain de cause : c’est ainsi que le Japon découvrira rapidement Thésée et le Journal 1939-1942.

À la fin de l’année 1950, Gide recevait un dense courrier de Mitsuo Nakamura14. Né en 1911, Nakamura est critique littéraire. Il avait étudié la langue et la littérature françaises, en partie à Paris15.

D’une dureté redoutable à l’égard de son pays dans les premiers paragraphes, il arrive au constat de l’influence de Gide au Japon. La lettre révèle l’étendue de cette influence (déjà envisagée grâce aux diverses lettres précédemment citées). L’importance qu’il accorde à l’écrivain français dans les milieux intellectuels japonais lui fournit le droit de demander à Gide, alors au crépuscule de sa vie, son jugement sur le futur de la culture européenne : « Il ne m’apparaît pas donc qu’il soit une question déplacée de vous demander comment l’HOMME doit se comporter à la veille de l’accomplissement de la conquête du monde par l’union du conformisme avec les machines. » L’affaire est donc on ne peut plus sérieuse.

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Premier feuillet de la lettre de Nakamura Mitsuo à Gide (version complète en cliquant sur l'image). © FCG

La réponse de Gide viendra : il s’agit de l’une de ses toutes dernières lettres, datée du 2 janvier 1951, celle d’un homme qui, même « trop vieux » et « trop fatigué », a pris la peine de répondre comme il le pouvait à un autre homme avide de sa clairvoyance et de sa sincérité. Un homme situé de l’autre côté de la planète, qui l’admire profondément. Un habitant d’un pays avec lequel, pourtant, « [il] ne pensai[t] pas qu’un terrain d’entente morale et intellectuelle fût espérable, fût possible ». C’est une lettre testamentaire, sans doute parce que l’Agence France-Presse, qui lui a transmis le courrier de Nakamura, lui avait expressément demandé une réponse, insistant sur « le très grand intérêt que pourrait présenter la publication, dans la presse japonaise, d’un texte que vous accepteriez de lui adresser ».

Les archives de la Fondation conservent non seulement la lettre dactylographiée de Gide, mais aussi le brouillon. Ce brouillon sur papier rose, comme il y en a tant d’autres cachés dans les boîtes, me touche bien plus que ces autres à cause de sa date : l’écriture familière de l’écrivain, avec son inclinaison caractéristique, les mots biffés, les phrases ajoutées, mais si peu pourtant, pour une telle lettre si précise dans son objet. Cette belle écriture penchée est, encore et toujours, ferme et solide, comme la pensée, et la lettre s’achève par cette phrase merveilleuse de la part d’un homme sur le point de mourir :

« Ce que j’en dis n’a sans doute l’air de rien, mais me paraît d’une grande importance, ainsi qu’il paraissait à Descartes. J’y vois tout un programme et une possibilité de salut. Dans quelque pays et sous quelque régime que ce soit, l’homme libre (et fût-il enchaîné), l’homme que je suis, l’homme que je veux être et digne de s’entendre avec vous, c’est celui qui ne s’en laisse pas accroire, l’homme qui ne tient pour certain que ce qu’il a pu contrôler16. »

Je veux vous parler d’un dernier document, extra-ordinaire : le 20 février 1951, c’est-à-dire le lendemain de la mort de Gide, Nobuhiko Tomogawa, un jeune garçon malade résidant à Kyoto, qui lui a déjà écrit l’année précédente et a reçu une réponse, s’adresse tout exprès à l’écrivain décédé dans une nouvelle lettre (en anglais), vibrante et mélancolique, signée « Your faithful boy », dans laquelle il lui fait part de tout ce qu’il lui doit17 :

« À mon cher Feu Monsieur André Gide

It is with profound grief that I learn that you have at length succumbled to your protected sickness. No words can express the deep sorrow I felt when I heard of your death as the existence of the world’s conscience and intelligence, and I feel also as if my heart would break as the day I meet a basm father—a spiritual father of my inner life—rather than of a great star of this world. I was greatly shocked as I never dreamed of such a loss.

Besides, I regret very much that I couldn’t write you my sincerest thanks for your kindness sending your photography and a hearty letter to a poor Japanese high-school boy (but it was short) in spite of your sickness last year.

My half written letter to you, being left in my desk on account of my sickness getting worse, seems to lay blem on your sudden farewell from this world. Alas, my small wish that I will write you about my new inner voyage when I shall recover from sickness has gone away as a passing d[r]eam into the big hour of a past world. Indeed, it makes me sad to think that I shall never write you again.

In front of your cemetery, I must let you know that I, led by moral and intellectual helps of your literature, could find a[n] individual place of my spirit in the world of a true severe reality as in the world of Rilke and that of T[h]omas Mann—the world of love: love towards own life, towards society and towards God. That is precisely what you always say: we can better serve to community by only better respecting own personality. The most important thing to my inner voyage in the future will be the Sincerity you always[s] show. I only pray for the repose of your soul with my little heart to God of Christ and also to God of you and of me: God I find again. »

 

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Nobuhiko Tomagawa
Lettre de Nobuhiko Tomogawa, envoyée après la mort de Gide. © FCG
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Nobuhiko Tomagawa

[1] Masahiko Nakayama, « André Gide au Japon », Revue d’Histoire littéraire de la France, 70e année, no 2, mars-avril 1970, p. 296. 

[2] Ibid., p. 297.

[3] Hisayasu Nakagawa, Introduction à la culture japonaise, Paris, Presses universitaires de France, 2005, p. 17-18.

[4] Sauf mention contraire, tous les documents cités sont conservés sous la cote K-02.

[5] 17 octobre 1897, p. 16.

[6] Fabian Schäfer, Public Opinion – Propaganda – Ideology. Theories on the Press and Its Social Function in Interwar Japan, 1918-1937, Leiden/Boston, Brill, 2012, p. 3.

[7] Voir Jason G. Karlin, “The Gender of Nationalism: Competing Masculinities in Meiji Japan”, The Journal of Japanese Studies, vol. 28, no 1 (hiver 2002), p. 41-77. En ligne.

[8] Cote G-08.

[9] Revue franco-nipponne, 1re année, no 1, 15 février 1926, p. 4.

[10] 15 novembre 1934, p. 8.

[11] Je retrouve ce passage dans la correspondance entre Gide et Maria Van Rysselberghe, qui écrit à son ami : « Comment est le printemps à Paris ? Est-il dans les branches ? Sur le chapeau des femmes, dans l’air léger, dans les « complets » plus clairs, dans vos yeux ? Moi je le sens passer dans mon amitié » (p. 179, 15 avril 1905).

[12] Dans la même correspondance, quelques pages plus loin, on trouve, sous la plume toujours de Maria Van Rysselberghe, une expression de la nature bien différente de celle de Satoko : « […] le jardin est d’une insolente splendeur, des fleurs à vous rendre fou par leur individualité autant que par leur nombre ! Un grand palmier pousse ses branches jusque dans notre chambre — son tronc est couvert d’une sorte de petite végétation où un figuier a trouvé le moyen de germer ! Vous figurez-vous cette silhouette ! Mais ce qu’a pu être hier soir le clair de lune sur les vieux murs de Cagnes qui forment bien l’ensemble architectural le plus fou, le plus imprévu, le plus varié, le plus évocatif que vous puissiez imaginer !!!! Le côté “promenade dans Alger” de cela vous réclamait vraiment » (ibid., p. 190).
Les saisons s’expriment (elles aussi) avec une autre splendeur au Japon, ce que retiennent les œuvres d’art (visuel ou écrit). Je laisse à d’autres le soin de débrouiller cette pelote thématique complexe et passionnante.

[13] Autrement surnommé Kyo Komatz, Kiyoshi Komatsu (1900-1962) est connu pour ses liens avec André Malraux et son travail de traduction des œuvres de celui-ci.

[14] Contrairement à ce que j’ai pu lire, ce n’est pas dans cette lettre que figure la phrase « Je suis un jeune écrivain japonais né d’un grain que vous avez semé… ». Il s’agit d’un autre auteur, ou d’une (jolie) histoire inventée puis colportée. La lettre est conservée sous la cote 07-86, et la réponse de Gide 07-87.

[15] On peut glaner des informations biographiques sur lui dans l’article suivant : Shighehiko Hasumi, « Nakamura Mitsuo et l’école française de critique littéraire au Japon », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 2001, no 53, p. 13-21. En ligne.

[16] Dans le brouillon (cote 02-04), la mention de Descartes est absente. Et dans une première version, cela finit ainsi : « […] l’homme libre (et fût-il enchaîné), l’homme que je suis, celui que je veux être, et digne de s’entendre avec vous, c’est celui qui ne s’en laisse pas accroire ; c’est l’incroyant. »

[17] Cote IV(4)-01-d.