Enveloppe de Tokyo
Les carnets Gide

Japon

JAPON : un pays dans lequel André Gide ne s'est jamais rendu. Un pays avec lequel il entretient pourtant des liens forts, ou plutôt, qui entretient avec son écriture un lien inattendu. Nous allons pour ce Carnet lire la correspondance entre Gide et des japonais(es), regarder l'adaptation de La Symphonie pastorale (田園交響曲), s'intéressant à la question des échanges et des traductions.

La relation à distance de Gide et des Japonais

Ambre PHILIPPE

ふらんすへ行きたしと思へども
ふらんすはあまりに遠し

萩原 朔太郎
/
Je voudrais partir pour la France,
Mais la France est trop lointaine.
Hagiwara Sakutarô

Que c’est loin, Seigneur ! de sa maison natale ! 
Ce n’est pas du trajet que je parle […].
C’est loin parce que c’est indéchiffrable. 
Albert Londres1


En février 2020, le Japon décidait de fermer ses portes aux « étrangers », dans un geste de protection contre la propagation du coronavirus. Tout à coup, ces îles qui s’étaient rapprochées par la magie des airs et des engins semblaient à nouveau loin, très loin, elles étaient tout simplement devenues inaccessibles. L’archipel est un des derniers pays à avoir amorcé sa réouverture complète il y a quelques mois, plus de deux ans après sa fermeture, en octobre 2022. Si, comme prévu dans leur Constitution, les Japonais pouvaient alors continuer de circuler, tout étranger, même résident permanent, était quant à lui contraint de rester ou, s’il décidait de quitter le pays, de ne plus pouvoir y revenir. La pandémie n’a pas seulement rappelé chaque individu à une identité unique, une nationalité et des coordonnées GPS, elle a aussi poussé chaque État à faire montre de sa particularité dans le contexte d’une crise mondiale. Le Japon a ainsi repris la place de « pays fermé » qu’il occupait dans de nombreux imaginaires pour avoir déjà appliqué des politiques isolationnistes, la plus connue, le Sakoku (鎖国), ayant lentement marché sur plus de deux siècles, entre 1650 et 1842. L’histoire est longue, complexe, et cette idée de fermeture sujette à débats, tout comme ce qui concerne la fameuse identité proprement japonaise2. Cet article ne pourra pas examiner ces questions, mais il se penchera sur un détail, si mince détail mais riche en ramifications : la relation d’André Gide au Japon3.

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Estampe érotique
Une des estampes (ici une shunga de l'École d'Utamaro) de la collection Gide-Van Rysselberghe (voir aussi les illustrations de l'article de Robert Kopp dans ce Carnet).  

K-02, un voyage à quai

Toute fermeture provoque un contournement. Le mien fût d’ouvrir une pochette sur laquelle était écrit « Lettres de correspondants Japonais ». Nous étions en février 2020 et j’espérais avoir la chance de voir éclore les fleurs des cerisiers fin mars, à Tokyo. À la place, je me retrouvais à faire voler les feuillets des archives comme un chien des paquets de terre derrière lui, dans une petite pièce de la discrète ville suisse-allemande d’Olten, à la recherche de manuscrits sur le Japon. Mon trou était fait. Par une simple pochette vert pomme ayant trouvé sa place dans le carton « K » des Archives de la Fondation Catherine Gide, j’organisais mon contournement. « K-02 », dossier abritant les lettres japonaises, m’ouvrait à un pan inexploré de la relation d’un auteur à ses lecteurs. Comment se faisait-il que Gide, qui ne s’était jamais rendu au Japon, avait tant touché les Japonais ? Comment se faisait-il qu’il ne se soit pas plus que cela intéressé à ce pays qui ne laisse personne indifférent, et qui semble même tisser des liens puissants avec toute personne qui cherche à s’en approcher ? Comment se faisait-il qu’il n’avait pas suivi ses amis, Claudel, Malraux, Michaux, dans leur dévoration par les sens et l’écriture, par les foulées sur papier ou sur routes, de l’Asie ? Gide n’avait-il pas le temps ? Plus la force ? Ou, comme l’écrivait Komatz Kyo qui le fréquenta à Paris, avait-il « déjà fait le choix de ses curiosités4 » ? 

En réalité, lui aussi eût ses formes de circonstances atténuantes : la militarisation à la fois progressive et fulgurante du Japon5 avait donné naissance à un monstre guerrier que ses liens amicaux avec la Russie et la Chine — explicités par ses seuls échanges avec Sheng Cheng-Hua — furent contraints de combattre par une forme de rejet. Gide conserva un lien hésitant avec les Japonais tant que durèrent les conflits entre ces trois pays, avant de se rouvrir à de vrais échanges dans l’après-guerre. Du point de vue de l’histoire littéraire, les quelques lettres autour des éditions japonaises des œuvres gidiennes sont d’ailleurs édifiantes6.

Complications

La relation de Gide au Japon tremble : elle colle à l’histoire, elle colle aux facteurs extérieurs qui ne cessent d’agiter les relations. En signe de protestation contre l’invasion de la Mandchourie par le Japon, il refuse, en 1933, d’écrire une préface à ses œuvres pour l’édition japonaise. Le 10 juin 1934, Matsuo Kuninosuke lui écrit sa déception, et s’étale sur la situation actuelle du Japon : non, même si son pays « exagère dans son patriotisme », il « n’attaquera pas la Russie ». « Je ne crois pas, comme vous le dites, à la guerre russo-japonaise que désirent les Européens et [leurs] marchands de canon. » Oui, son pays s’est « armé », mais c’est parce qu’il « imite pour se venger » la « manie de conquête et de domination » des occidentaux. Sur la guerre russo-japonaise que redoute Gide, l’histoire donnera raison à Matsuo, même si se jouent le long des frontières soviétiques, mongoles, coréennes et mandchourienne des attaques répétées (jusqu’à la bataille de Khalkhin-Gol, qualifiée par un certain Joukov de « guerre non déclarée » du Japon à l’Union soviétique). Si le ton de sa lettre, à la fois empreint de tristesse et de colère — mais toujours respectueux —, semble parfois simplifier certaines questions, elle n’en démontre pas moins la lucidité de Matsuo7. Ce qu’il attend à présent de Gide, c’est qu’il fasse la part des choses. Le Japon n’est pas les Japonais et la situation actuelle devrait les pousser à « collaborer », c’est-à-dire à marier à « la liberté de l’Esprit » européenne « la sagesse » et la spiritualité japonaise (qu’il s’agit justement de « retrouver »). La littérature devrait précisément être un lieu d’échange à l’abri de ce que trafique la politique, elle devrait être le lieu à partir duquel poser les bases solides d’un avenir commun.

La position du Chinois Sheng dans ses lettres à Gide est bien différente, car il représente « l’âme d’un pays victime » qui voudrait compter sur « l’esprit de justice » de l'écrivain. Son ami chinois lui reproche d’accorder aux Japonais son attention, qu’il s’agisse du fait qu’il ait pu se réjouir de l’adaptation de sa Symphonie pastorale par le cinéaste Yamamoto, ou d’avoir osé imaginer qu’il ait pu « épouser une Japonaise » (ce qui donne lieu à une lettre d’excuses de la part de Gide et à un mea culpa dans son Journal même8), alors que la Chine « lutte pour la liberté et l’indépendance »… Comment Gide, qui ne s’est pas plus intéressé à la Chine qu’au Japon, en vient-il à se retrouver dans de tels draps, au milieu de tels plats ? C’est qu’il représente pour de nombreux intellectuels, pour de nombreux lecteurs, le Consultant par excellence en affaires humaines. Le fait qu’il confesse à Komatz son ignorance au sujet de certains pays (« nous devons mieux connaitre le Japon et la Chine. J’avoue que je suis presque ignorant là-dessus9 ») n’y change rien : on attend de lui qu’il prenne parti. Dans le cas de Matsuo, un parti au-delà des partis, celui de la littérature au lieu de la politique, tandis que la souffrance semble aveugler Sheng — ce que l’on peut comprendre, ne serait-ce qu’à lire l’entretien de Gide avec Komatz publié dans la revue France-Japon, où tout ce qui concerne la Chine (on ne sait pas quoi, la coupe intervient après que Gide mentionne les « scènes sanglantes » qu’il a vu dans un documentaire sur « Changuai ») laisse place à de longs paragraphes parfaitement blancs, exception faite de sept lettres noires : CENSURÉ. 

Décalages et synchronisation

Il est d’actualité de parler d’instantanés, de tout ce qui se construit — ou se forme avec une certaine fébrilité —  par les réseaux qui empruntent la voie des câbles et des satellites, des ondes, au sujet des communications : nous pouvons, où que nous soyons, lire au même moment les mêmes lignes, alors que persistent des différences irréductibles — à l’heure à laquelle l’habitant de France pose sa tête sur son oreiller, l’habitant du Japon se lève, quand le premier plonge dans la nuit, le second est touché par les premiers rayons du soleil : le décalage est réel, et le passage au jour suivant, comme à la nouvelle année, ne peut se faire simultanément. La réalité du corps au-delà de toutes les technologies demeure. Du temps de Gide, les lettres (ces autres corps) mettent des semaines voire des mois à parvenir à leur destinataire. Les sœurs Komiyama, qui lui écrivent entre 1939 et 1940, en parlent. Mais elles parlent surtout du fait qu’elles vivent, par la lecture, la vie de Gide quasi en direct. Elles lisent en effet son Journal à mesure qu’il est publié, et Satoko s’inquiète de la « solitude » de Gide après la mort de sa femme. Comment se sent-il ? Va-t-il bien ? Elles cherchent à le rassurer, au cas où l’écrivain se laisserait traverser par des idées noires… — « Please don’t forget that your existence is wonderful for [us]even [if] you are distant from here. » 

Quel rôle a, dans ce contexte, la littérature ? Celui que précisément ont les séries et les films japonais que je regarde pour me sentir au Japon pendant « le Covid », qui semble devenu à lui seul une ère ? Faire tomber les frontières, réduire les distances, nouer des liens ? De même que je m’essaie à comprendre la langue japonaise au coin du feu, penchée sur une « application » téléchargée sur mon « smartphone », les sœurs Komiyama apprennent le français dans l’espoir de pouvoir échanger avec Gide, elles rêvent de Nice où il se trouve... « Please write more. » « We are your children. » À lire ces lettres de jeunes femmes s’adressant au vieil écrivain se déconstruit l’image figée de japonais réservés et respectueux de l’intimité et des âges, bref d’une distance à toujours garder. Ces lectrices se sentent profondément connectées à l’intimité de Gide, et elles n’en cachent rien : « Je suis très contente maintenant, because you recognize us, your disciples, who are searching for la verité through your works on acts. » 

C’est peut-être une particularité de Gide que de s’être si bien illustré dans sa contemporanéité. Et c’est une particularité peut-être encore de sa correspondance avec le Japon que de nous montrer exactement pourquoi il a pu être un écrivain du présent, en discussion non différée avec le monde. — « Nous n’avons pas eu de Gide japonais en URSS », écrit Kato Shuichi dans son Histoire de la littérature japonaise, justifiant la raison pour laquelle son Retour d’URSS y a connu un tel engouement. C’est donc en Europe que l’on a été chercher ceux qui étaient capables d’éclairer le présent du Japon lui-même. Au sujet de Gide, Nakamura écrit en 1970 : 

Les différents problèmes que soulevait à cette époque le développement de notre littérature se trouvaient inscrits dans les œuvres d'un écrivain étranger. Aux yeux des intellectuels japonais, Gide unissait donc en lui seul toutes les pensées essentielles du monde actuel10.

La littérature française et européenne de manière générale a constitué pour le Japon littéraire un réveil. Et ce n’est pas exagérer de dire qu’ils n’en ont gardé « que » le réveil, la sensation d’une main tendue, d’une lumière fulgurante ou d’un autre type de secousse, pour en faire une littérature unique, parfaitement autre11. La capacité du Japon à faire de la multitude de ses influences une création à part (un « singulière fusion », dans les mots d'Albert Londres12) est impressionnante. C’est une création confluentielle. D’affluents divers, elle enfante ses propres courants, génère sa fluidité, son rythme, elle devient le fleuve tel qu’il est par la manière qu’il a d’accueillir et de transformer en une unique sinuosité. Le fleuve Japon. 

[Gide] — J’ai désiré deux ou trois fois, aller voir votre pays. Les bonnes occasions ne me manquaient pas, mais malheureusement, je les ai toutes laissé échapper.
[Komatz] — Voulez-vous encore y aller maintenant ?
— Oh non ! Maintenant, c'est un peu trop tard pour moi. […]
— Tâchez d'y aller, au Japon. Vos nombreux lecteurs, vos nombreux inconnus, vous accueilleront avec joie, et vous, vous leur apporterez une des plus belles lumières de l'Occident. Quand vous y serez, vous, si sensible et si pénétrant, vous comprendrez que le Japon, tout en ayant une civilisation similaire à celle d'Europe, a pourtant une destinée différente. L'assimilation de la civilisation européenne a été pour lui, en quelque sorte, un miroir pour mieux voir son propre visage13. On assiste aujourd'hui à la naissance du nouveau Japon. On entend son vagissement14.

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Hiroshige
Une des estampes de la collection Gide-Van Rysselberghe (ici une partie du magnifique triptyque d'Hiroshige, 武揚金澤八勝夜景 — Buyô Kanazawa Hasshô yakei Huit vues nocturnes de Kanazawa — issu de la série 雪月花 — Setsugekka Neige, lune et fleurs, 1857). 

Réception et échos littéraires 

Le projet que j’avais mené en 2014 autour de la réception d’André Gide dans le monde15 m’avait déjà donné un aperçu, aussi inabouti soit-il, de ce que la littérature touche, ouvre et provoque chez l’autre, non dans l’illusion d’une relation privilégiée entre deux pays mais dans le lien se maintenant par la littérature, à travers le prisme d’un seul auteur pris comme exemple, entre tous les pays. Les archives de Gide témoignent de ce mouvement : les lettres de lecteurs japonais sonnent bien différemment de celles qui lui arrivent d’Europe, d’Amérique latine ou du Moyen-Orient, d’Afrique ou de Chine, tout en laissant entendre cette forme d’universalité dans la lecture que relevait François Cheng au sujet d’André Gide et Romain Rolland :

Ah ! le mystère du langage humain ! Ceux qui affirment que les cultures sont irréductibles les unes aux autres s’étonnent-ils jamais assez qu’une parole particulière, à partir du lieu d’où elle est issue, arrive tout de même à franchir les entraves et atteigne l’autre bout du monde, pour y être comprise16

Y’a-t-il une lecture proprement libanaise, chinoise, américaine, russe, grecque, japonaise… de l’œuvre de Gide ? Dans la suite de cet extrait, Cheng confirme que c’est au lecteur chinois que Gide est précieux : il « parle à un Chinois comme ce fils prodigue de retour qui se confie à son jeune frère. Il l’exhorte à puiser en lui-même ses propres ressources, à retrouver la ferveur, à élargir le champ de son désir, à oser s’affranchir de la contrainte forgée par la tradition familiale et sociale, ce dont souffrait justement tout Chinois épris d’idéal dans ce vieux pays en décadence. » On pourrait aussi bien remplacer ici « Chinois » par « Japonais ». Mais on pourrait tout aussi bien écrire « Égyptien », « Américain » ou « Français ». Si les contraintes sont différentes (parce que le sont les cultures) dans tous les pays, le désir d’affranchissement est comparable. Les Occidentaux vont chercher en Orient les conditions d’un certain détachement, et l’élan qui va de l’Est vers l’Ouest évolue dans le même sens, sans que cela soit pour autant paradoxal. L’émancipation semble nécessairement passer par un détour culturel. Sur ce sujet également, l’article de Nakayama, en dressant un bilan de son pays à travers la réception littéraire d’André Gide des années 1920 aux années 1970, est éclairant. S’il reste périlleux de menotter une réception et un pays (dont les frontières elles-mêmes sont décidées par divers facteurs), il ne semble donc pas impossible de cartographier les réceptions, c’est-à-dire de culturellement situer la lecture d’une œuvre. Les mots d’un jeune Japonais adressant à Gide une lettre après son décès, Tomogawa Nobuhiko, soulève incidemment l’immense question du lien des Japonais à la mort, tout en confirmant la façon dont une œuvre, écrite dans le secret d’une chambre ou dans un pli du monde, peut répondre à un élan individuel et se déplier dans une attente collective, faisant coïncider les langues et les pays mais aussi se rencontrer les vivants et les morts, en donnant au passage une définition à la fois souple et solide, mouvante et pétrée, de la notion même de littérature :

In front of your cemetery, I must let you know that I, led by moral and intellectual helps of your literature, could find an individual place of my spirit in the world of a true severe reality as in the world of Rilke and that of Thomas Mann—the world of love: love towards own life, towards society and towards God. That is precisely what you always say: we can better serve to community by only better respecting own personality17

Ce qu’exprime dans un anglais maladroit Tomogawa dans sa lettre au défunt-Gide, est une idée que l’écrivain ne cessera de reprendre dans ses textes et conférences (sur l’Allemagne, sur Pouchkine, sur la nation18…), et qui nous conduit jusqu’aux débats les plus récents sur la littérature-monde19, à savoir l’imbrication du singulier et du collectif, du particulier et de l’universel. Il y a ici d’ailleurs, pour le dire très simplement, un grand mélange de tout : car si ce n’est pas au Japon que Gide emprunte sa vision universaliste de l’individualité ou du particulier, mais peut-être en partie à une Inde dont il s’est imprégné à partir de son travail sur Tagore20, Kyo Komatz le dit plus zen que les zens, alors même que le zen japonais est le « résultat de l’infusion du bouddhisme indien dans la pensée taoïste chinoise21… » « Chez nous », écrit Komatz, la pratique du « zen », c’est « accorder sa volonté à l’univers », à l’inverse de la « tradition individualiste » de la France, qui cultive des êtres cherchant à tout prix l’originalité dans le but de « briller ». 

[C]’est surtout cet orgueil de ne pas exprimer sa joie lorsqu’on est heureux, ni sa douleur lorsqu’on est souffrant, qui m’a toujours paru inhumain, faux, plein d’affection insupportable. Mais voici que je rencontre Gide : et je suis amené, je ne sais trop comment, à penser que l’univers du zen réside peut-être dans cette nature-là22

Est-ce un Gide que le Soseki d’Oreiller d’herbes aurait croisé ? « Je ne prétends pas avoir la moindre notion de zen. Sur le zen, je n’ai toujours aucune lumière, je n’en connais même pas la lettre z. Simplement, l’attitude de ce moine au crâne rasé me plaisait23 », écrit-il au sujet de ce bonze que le narrateur croise à Kamakura et dont il émane un parfait « détachement ». Comment se fait-il que Komatz puisse trouver en Gide une image du zen ? Lui pour qui la sensation est si importante, l’expression des émotions les plus vives, la douleur, le plaisir, la soif. Sans doute parce que Gide a accédé à un état plutôt rare, précisément, de détachement, parce qu’il habite l’acceptation (de ses troubles, de ses gloires, de ses failles, de ses réussites). Parce qu’on peut lire ses textes comme une interprétation, peut-être, de cette parole de Dōgen : « étudier la voie du bouddha, c’est s’étudier soi-même ; s’étudier soi-même, c’est s’oublier soi-même ; s’oublier soi-même, c’est être éveillé par toutes les existences. »

Pour beaucoup de Japonais de cette époque, Les Nourritures terrestres a été le « Nouvel évangile ». Gide, ajoute Komatz, « nous a appris la spontanéité et la liberté de la passion ». Il ne s’agit donc plus du drame d’aimer, mais de l’amour transposé en art, et en vision du présent – il n’est plus temps de s'adonner à la mélancolie ni de s’inquiéter, pour le Gide des Nourritures, mais de vivre le moment présent avec une disponibilité nue. S’il n’y a pas, chez Soseki, l’emportement lyrique qui caractérise Les Nourritures, une forme de quête commune du dépouillement des excès par l’art, la peinture, la poésie, un détachement qui devient dépassement (l’intraduisible hininjo, absence de sentiment, « impassibilité »), semble coexister. 

Soseki :

J’ai heureusement dépassé le domaine terre à terre de sentiments tels que l’amour ou la passion et, en aurais-je envie, je ne pourrais plus éprouver ce genre de souffrance. Mais le climat poétique de l’événement qui vient de se produire laisse apparaitre toute sa richesse dans ces quelques lignes [il s’agit d’un poème de Meredith : « Si je pouvais te contempler dans la mort / Je rendrais mon dernier souffle avec bonheur »]. Il est vrai qu’entre la femme au chignon et moi, il n’y a pas d’épanchement comparable. […] le fil fragile du destin nous relie tous deux […], tant que le fil reste aussi mince, le destin n’est pas pesant. De plus, ce n’est pas un fil ordinaire : c’est celui de l’arc en ciel qui traverse le ciel, celui de la brume qui s’étage au-dessus des champs, celui de l’araignée qui scintille sous la rosée24.

Gide :

C’était le temps où les arbres à cônes chargés de pollen agitent aisément leurs branches pour répandre au loin leur fécondation. Le ciel s’était chargé d’orage et toute la nature attendait. L’instant était d’une solennité trop oppressante, car tous les oiseaux s’étaient tus. Il monta de la terre un souffle si brûlant que l’on crut défaillir, et le pollen des conifères sortit comme une fumée d’or des branches. — Puis il plut. 

J’ai vu le ciel frémir de l’attente de l’aube. Une à une les étoiles se fanaient. Les prés étaient inondés de rosée ; l’air n’avait que des caresses glaciales. Il sembla quelque temps que l’indistincte vie voulût s’attarder au sommeil, et ma tête encore lassée s’emplissait de torpeur. Je montai jusqu’à la lisière du bois ; je m’assis ; chaque bête reprit son travail et sa joie dans la certitude que le jour va venir, et le mystère de la vie recommença de s’ébruiter par chaque échancrure des feuilles. — Puis le jour vint. 

J’ai vu d’autres aurores encore. — J’ai vu l’attente de la nuit. 

Nathanaël, que chaque attente, en toi, ne soit même pas un désir — mais simplement une disposition à l’accueil. — Attends tout ce qui vient à toi — mais ne désire que ce qui vient à toi25.

Si le rapprochement entre Soseki et Gide n’est pas évident, j’en trouve ça et là des échos, comme la conférence qu’il donne à l’École des Pairs en 1914 (Mon individualisme, publiée chez Rivages en 2021), dans ce qu’il écrit sur l’individualisme et l’État. 

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Gide individualisme

Il y a eu plusieurs vagues de lecteurs japonais de Gide ; certains se sont attachés à son rapport au Je (Shishôsetsu, autofiction…), d’autres au lien entre la question individuelle et la société, d’autres à la pureté esthétique de l’écriture gidienne. Et de ce point de vue, on comprend ce qui d’une culture à l’autre (de la culture « gidienne » à la culture japonaise), se répond, lorsque Gide écrit au sujet de Sada Yacco :

aucune inharmonie dans ses gestes que scande et rythme un lyrisme constant ; aucune nuance inutile, aucun détail ; ce fut d’un paroxysme très sobre, comme celui des hautes œuvres d’art, que domine et que se soumet une supérieure idée de beauté. […] — Et je me réjouissais qu’il soit encore ici bien prouvé que : l’œuvre d’art ne s’obtient que par contrainte, et par la soumission du réalisme à l’idée de beauté préconçue26.

« Nous ne pouvons sentir que par comparaison », écrivait Malraux27. Ce qui me fait encore oser ce rapprochement entre le haiku que Matsuo écrit au bas d’une lettre à Gide, et cette phrase des Nourritures :

Saison des fleurs
Le saké est mon épouse
Mon épouse n’est plus qu’une
concubine
Senteur des pruniers en fleurs
On regarde même
le taudis d’un mendiant28.

Que n’as-tu donc compris que tout bonheur est de rencontre et se présente à toi dans chaque instant comme un mendiant sur ta route29.

Le Japon, c’est peut-être aussi ça : une nature intellectuelle ­— au sens où se cacherait pour chaque homme, en chaque feuille, une pensée. 

Non ! tout ce que le ciel a d’étoiles, tout ce qu’il y a de perles dans la mer, de plumes blanches au bord des golfes, je ne les ai pas encore toutes comptées. Ni tous les murmures des feuilles ; ni tous les sourires de l’aurore ; ni tous les rires de l’été30.

Le cas particulier de Shiga Naoya

Nombreux sont les écrivains japonais qui ont lu Gide et ont été influencés par son rapport à la littérature et à la vie. Certains, comme Kobayashi Hideo31, ont eu avec lui une relation longue durée mais complexe, d’autres, comme Nakajima Atsushi dans Le Mal du loup32, ne l’ont pas « reconnu » tout en l’ayant entendu. Mais il n’est qu’un seul auteur japonais dont on a écrit qu’il ressemblait, dans son écriture même, à Gide34. Il s’agit de Shiga Naoya. Son seul roman, Errances dans la nuit33 (暗夜行路), rédigé entre 1931 et 1937, a effectivement des traits gidiens. Difficile d’établir des liens stylistiques (pour des raisons de langues, pour commencer). Mais il y a ce narrateur qui tient un journal, décrivant le processus d’écriture à mesure que le livre lui-même s’écrit – « Point de hâte, mais point de pause » (101). Il y a cet étalement du temps qui pourrait rappeler L’Immoraliste, une douceur aussi dans la violence, cette façon de dégringoler la vie qu’a le personnage principal… tout en se construisant. « Quelque chose clochait dans son âme » : tout part de là et y revient. « S’abstenir aujourd’hui laisserait absolument intacte sa certitude de revenir » — version très gidienne en effet de ce que signifie naitre à sa vérité profonde. « Il se sentait l’âme étonnamment légère sans nulle trace en lui d’une ombre de remords » (117), dit-il de cet anti-héros qui tout à la fois se perd et se trouve dans les quartiers des polders, où nichent les maisons closes. Esthétique de la libération (et tant pis pour l’éthique). « À l’encontre de ce que Kensaki avait escompté, l’existence à Omori était un fiasco total. » (245) Mais un fiasco dans lequel on glisse, comme le narrateur de Paludes également entourés de ses polders naturels (marécages), un fiasco qui va lentement mais surement, au fil des saisons qui ouvrent chaque nouvelle partie, déroulant ensemble l’histoire d’une solitude et d’une famille, mais surtout de la littérature elle-même, rejoignant le jeune Gide écrivant à sa mère : « Dis-toi bien, maman chérie, que tout cela, brouillards ou joies, c'est engrais pour littérature35 ».

Ajoute à cela que tu me posais un problème crucial par ton métier de romancier ; en ce sens que, selon ma façon de voir les choses, dans l’excès de douleur qui suivrait la révélation, tu ne pouvais pas ne pas en faire état dans ton œuvre. (174)

— écrit le frère de Kensaku dans une lettre suivant la révélation de sa naissance, fruit d’une liaison entre sa mère et son grand-père (le beau-père de sa mère — comme dans les histoires de la — vraie — famille gidienne, tout est compliqué). Il faut encore relever d’autres rapprochements :  l’idée de « l’acte gratuit » que Gide développe à travers le personnage de Lafcadio dans les Caves du Vatican (il pousse du train son compagnon de voyage) peut être mis en regard de la façon dont Kensaku pousse violemment sa femme sur le quai de la gare, sans trop savoir ce qui peut justifier cette violence (hormis, dit-il, le passage du printemps à l’été) — « il sentait que l’irréparable avait été commis » (433). La question de la multiplication des points de vue, que l’on peut notamment retrouver dans les Faux-Monnayeurs, est à l’œuvre ici, et de façon particulièrement subtile. Alors que le récit ne quitte pas, ni géographiquement ni mentalement, l’itinéraire du narrateur, la chute finale opère un renversement (comme dans le dernier paragraphe de L’Immoraliste), puisque c’est ici qu’enfin on bascule, en l’espace de deux guillemets par lesquels arrive également l’amour, dans la tête de Naoko, sa femme.  Renversement tout japonais, mais expression aussi de ce qu’est la littérature, qui consiste à faire entrer le monde dans un détail, tel que l’avait si joliment relevé Lafcadio Hearn dans ses Lettres japonaises : « Mais pourquoi, au lieu de glisser le fil dans le trou de l'aiguille, une jeune Japonaise pousse-t’elle le trou de l’aiguille sur le bout du fil36 ? »

Un rendez-vous à la fois manqué et réussi

Gide a-t-il lu les textes de Lafcadio Hearn sur le Japon ? Il confie à son traducteur Justin O’Brien avoir emprunté son prénom (de Leucadia, « errer », nom de l’île grecque sur laquelle était né Hearn), pour le prêter au héros des Caves du Vatican, indice qu’il avait peut-être lu ses livres. Une chose est sûre, Gide ne découvrira le pays du soleil levant que par ses lectures d’auteurs Occidentaux. En novembre 1904 : « c’est avec voracité que j’aborde […] les Lettres du Japon de Kipling. » Le 16 janvier 1902 : 

je souffre un peu des yeux, pour m'être obstiné hier à lire du César Franck à contre-jour — crains de trop lire et sors, sitôt achevé l'Outamaro de E. de Goncourt. Il est 10 h 1/2. Il fait beau. Je devrais aller voir Roger Marx, mais les heures de ce matin me paraissent trop bien venues pour consentir à les donner à d'autres. Je vais donc, libre, avenue de l'Opéra, acheter l'Hokusaï de Goncourt, en lis tout en marchant quelques pages mais ce n'est pas pour cela que je suis sorti.

Et le lendemain, 17 janvier 1902 : 

M. et moi sortons assez tôt après déjeuner. À pied, vers la collection Hayashi. Promenade délicieuse. […] Chez Bing. Un peu submergés. Admirable petite salle du fond où sont les kakémonos du XIIe siècle chinois et du IXsiècle japonais. Car il est admirable que le Japon ait eu trois siècles d'avance sur la Chine. Pourquoi ? Le bouddhisme y aurait-il plus tôt pénétré ? Car il me semble impossible qu'une pareille poussée artistique ne soit pas l'accompagnement d'une urgence religieuse. Il faudra regarder cela. J'ai lu précisément ces vacances deux longues études de Renan sur le bouddhisme […]. 

Remarque évidemment fausse, qu’il corrige le jour suivant :

Hovelaque est là qui doit présider la vente Hayashi ; il me dit que le Japon ne fut jamais en avance sur la Chine, au contraire, et que seule la difficulté extrême de se procurer quoi que ce soit de la Chine d'avant le XIIe siècle était cause que dans les expositions et les musées le Japon l'emportait en ancienneté. 

Il était donc impossible que Gide échappe totalement au Japon, puisqu’il grandit en plein « japonisme » (le mot apparait en 1872), et qu’il fréquente le tout Paris. Ce à quoi il n’échappe pas non plus, c’est à ce que provoque l’idée même du « lointain », associant à la distance la notion de différence : plus c’est loin, plus c’est autre… et plus c’est potentiellement mieux : 

Ah ! si l'homme, au lieu d’aider si souvent à cet épaississement du vulgaire, au lieu de poursuivre systématiquement de sa haine ou de sa cupidité l’ornement naturel de la terre, le papillon le plus diapré, l’oiseau le plus charmant, la plus large fleur, s’il portait son ingéniosité à protéger, non à détruire, à favoriser — comme je me plais à croire que l'on fait au Japon par exemple, parce que c'est très loin de la France37 !...

S’il avait découvert le Japon, Gide aurait-il vraiment découvert un pays qui mieux que la France savait parler aux plantes ? C’est en tout cas un excellent angle pour comprendre un pays que de se pencher sur son lien aux autres vivants, d’étudier la façon dont la nature est… culturellement inscrite. En 2023, on peut dire que le Japon est, de ce point de vue-là, capable du pire comme du meilleur. À cette époque, il en est peut-être autrement ? 

J’invite ici à se plonger dans l’histoire de la découverte du Japon lui-même par les Européens, car c’est un bonheur qui permet de comprendre pourquoi ici et maintenant existent des échanges littéraires qui sont aussi des trafics de spiritualités, de pensées, de concepts, de manières d’habiter, de cultures variées qui reviennent à questionner ce que Gide appelait la culture humaine37. François Xavier, Luís Fróis, Jorge Álvares, Fernão Mendes Pinto : on pourrait s’imaginer ennuyeuse la lecture des témoignages de ces premiers explorateurs du Japon38, à d’autres époques, dans d’autres langues. Bien au contraire : ils livrent les secrets des ententes entre les peuples, malgré la discorde à venir — qui peut sagement envisager d’imposer à tout un peuple sa foi sans conséquences ? Ils donnent les clés de ce qui communique entre les humains et par les religions, ou plutôt, le noyau spirituel des êtres et des religions. « Nous différons de langue et d’habit mais, au fond, la Loi que vous enseignez et la nôtre sont une seule et même chose », dit un bonze Xingonfu à François Xavier. Ils annoncent aussi la réalité à venir, commerciale et militaire bien avant que d’être artistique et littéraire…

Vers la nouvelle génération

Le voyage de Gide au Japon n’aura donc pas lieu, mais les échanges n’en demeurent pas moins importants.  En l’espace de quelques lettres, on devine à la fois la personnalité de Gide et celles de ses lecteurs, même si nos archives ne contiennent aucune des réponses de Gide — sauf une, sans doute la plus importante, la plus forte, écrite à quelques jours de sa mort et adressée à Nakamura Mitsuo, qui fait comprendre le poids des questions qui reposent sur un seul écrivain représentant de son temps, de l’Europe, de la pensée libre et de la pensée critique, du lien entre les questions intimes, morales et sociales, entre l’individu et la société. Lettre rédigée en réponse à celle dans laquelle Nakamura écrivit :

Il ne m'apparait pas donc qu'il soit une question de place que de vous demander comment l'HOMME doit se comporter à la veille de l'accomplissement de la conquête du monde par l’union du conformisme avec les machines39.

C’est une question sans cesse renouvelée : que peut la littérature, que doit-elle faire, comment40 ? Ces lettres japonaises laissent entendre que la littérature n’est en ces temps troublés le lieu d’aucun repos, d’aucun divertissement, d’aucun soulagement. Elle est au contraire le lieu du soulèvement et d’une création qui la déborde. On attend de ceux qui écrivent des réponses aux questions que pose le monde — rien de moins que des solutions.

Le fait que Gide ait été reconnu de son vivant rend ses archives… particulièrement vivantes. Tournées vers l’échange, le partage, à la fois l’intimité la plus profondes et les enjeux de toute une société. On y assiste, par le prisme d’un écrivain, à la naissance de la relation littéraire et artistique entre deux pays41. « Les intellectuels de cette génération ne connaissaient pas directement l'Europe, mais, à travers les livres, ils acquirent de nombreuses notions de la culture occidentale, du moins d'un aspect de cette culture », écrit Kato Shuichi, ajoutant : « À la génération de passagers de paquebots en route pour l'Occident succéda celle des clients de librairies occidentales. »

Qu’en est-il de ma génération ? Aujourd’hui, quand des Japonais trentenaires m’écrivent au sujet de Gide, c’est pour que la Fondation leur accorde les droits de reproduire son image ou ses citations sur des t-shirts ou des mugs, laissant présager qu’au moins une phrase de Gide sera lue dans « toute l’Asie »…  

Dear Ms. Ambre Philippe

We would like to use a quote from Mr. André Gide’s book, Les Nourritures terrestres […] on product packages of a product that will be sold in Japan.

The end-client is a cosmetics company.

The quote we would like to use is the English translation of the quote below.


« Ne t’attache en toi qu’à ce que tu sens qui n’est nulle part ailleurs qu’en toi-même. »

[…] please kindly note that the territories in which the product […] will be sold will be expanding to the whole of Asia.

 

[1] Hagiwara Sakutarô, « En route » (旅上) et Albert Londres, « Les Japonais ne connaissent pas du tout les Européens. Les Européens ne connaissent pas davantage les Japonais », article de 1922 reproduit dans Au Japon, Paris, Arléa, 2010.

[2] Sur laquelle se penchent les nihonjinron.

[3] Sur la relation du Japon à André Gide, voir l’article de Nakamura Mitsuo reproduit dans ce Carnet

[4] « Mes entretiens avec André Gide », France-Japon, no 46, 1940.

[5] L’histoire est connue, et démarre avec le contact entre le Japon et l’Occident, de manière plus nette avec l’ouverture forcée de l’archipel aux États-Unis après l’arrivée, le 8 juillet 1853, de l’Américain Matthew Perry et ses navires de guerre dans la baie d’Edo (actuelle Tokyo), qui donnera le coup d’envoi d’une « politique de la canonnière » bien loin d’une réelle diplomatie promue par le « traité de paix et d’amitié » signé en 1854.

[6] Par exemple, les difficultés rencontrées par un éditeur tel que Gallimard dans l’imminence de la guerre, alors que la Pléiade subit le renchérissement du papier et des peaux, de l’or pour la reliure, qu’elle subit aussi l’absence de relieurs spécialisés en France, et, dans l’après-guerre, celles que rencontrent les Japonais alors que le versement des droits d’auteur est subordonné à un accord de paix entre la France et le Japon, mettant un de ses traducteurs, Shunji Sasomoto, dans une position délicate pour percevoir de l’argent — position jamais de rupture, mais toujours de contournement. Voir les courriers de Gallimard et Sasomoto numérisés sur notre site. 

[7] Il écrit par exemple : « Dans cette immense Asie que j’ai traversée il y a, partout, les drapeaux de conquérants occidentaux. Sauf le Japon, quel pays asiatique réussit son indépendance totale ? L’Asie est colonisée, menacée et envahie, partout, par les conquérants européens et américains, sauf le Japon.  […] Malgré la prétention du “péril jaune”, les Asiatiques n’ont jamais envahi l’Europe — le Japon n’est jamais intervenu dans les affaires occidentales. » Voir la lettre de Matsuo numérisée sur notre site.

[8] Mea culpa qui commence par le récit de la scène (voir le Journal, octobre 1934) : « J'avais reçu de Cheng deux longues lettres exquises, émues et émouvantes, que j'ai précieusement conservées et espère bien retrouver à Paris un jour. Je devais à mes livres les sentiments qu'il m'y marquait. Car Cheng était très cultivé. Tout jeune encore, il était venu de Chine à Paris pour s'instruire, mais ne s'était, je crois, pas beaucoup mêlé aux étudiants, qui devaient lui paraître de société bien vulgaire, à en juger par la délicatesse raffinée de ses propres manières, par sa réserve et son exquise discrétion. On le sentait d'excellente famille et combien il devait se sentir dépaysé parmi nous. Il était venu m'annoncer son mariage, me dire qu'il souhaitait me présenter sa jeune femme avant de regagner sa lointaine patrie. Par quelle aberration, quel confondant ver- tige, quelle trahison de ma langue, lui ai-je alors demandé : “Vous avez naturellement épousé une Japonaise ?” Je vis l'expression de ses traits changer aussitôt, son sourire fuir, ses lèvres trembler. Il balbutia : “Une Japonaise oh ! monsieur Gide, comment pouvez-vous”. » 

[9] Entretien entre Komatz et Gide déjà cité, publié dans France-Japon

[10] Il écrit encore : « […] Comme les quatre-vingt-deux ans de sa vie couvrent presque toute la durée de notre histoire moderne, de même l'œuvre de Gide contient l'essence de toutes les pensées occidentales que, depuis cent ans, c’est-à-dire depuis l'aube du Japon moderne, génération après génération, notre nation a importées. Tant que notre pays n'aura pas résolu les questions qui lui sont posées depuis un siècle, André Gide restera pour nous un écrivain actuel. » Masahiko Nakayama, « André Gide au Japon», dans Revue d'Histoire Littéraire de la France, 70e année, no 2, mars-avril 1970. — Gide a en effet traversé trois ères : Meiji (1868-1912, 明治時代, littéralement « gouvernement éclairé »), Taisho (1912-1926, 大正時代, « période de grande justice »), Showa (1926-1989, 昭和時代, « ère de paix éclairée »...)  

[11] Ce que résume avec d’autres mots Kato dans son Histoire de la littérature japonaise (Paris, Fayard/Intertextes, 1985, 3 tomes), dégageant trois attitudes qui sont à mon avis des notions clés : universalité, équilibre et opposition : « Les attitudes culturelles du Japon des années vingt servirent de point de départ pour Hayashi, Ishikawa et Kobayashi, mais leurs positions à l'égard de l'Occident se développèrent dans des directions différentes. L'un d'eux parvint à des connaissances approfondies et intimes de l'histoire de la pensée occidentale et la rendit universelle. Un autre équilibra sa connaissance fort personnelle de la tradition culturelle japonaise avec celle de la culture occidentale. Un autre encore fit de l'opposition des deux cultures un problème personnel intérieur. Mais quelle que soit la voie séparée qu'ait prise chacun de ces hommes, tous trois ont en commun de ne pas être idolâtres de l’Occident. »

[12] « Le Japon est en fusion […]. Mais quelle singulière fusion ! Il n’a pas mélangé, mais juxtaposé. » Au Japonop. cit., p. 29.

[13] « Chaque littérature rêve l’autre. C’est-à-dire qu’elle la réinvente dans un jeu de miroirs où c’est son propre visage qu’on retrouve toujours dans celui d’autrui », écrit Philippe Forest dans « Watakushi shôsetsu et autofiction : quelques notes en marge d’un texte fameux de Kobayashi Hideo » (Arnaud Genon et Isabelle Grell [dirs], Lisières de l’autofiction. Enjeux géographiques, artistiques et politiques [Colloque de Cerisy], Lyon, PUL, 2020). 

[14] Dialogue entre Gide et Komatz dans l’entretien déjà cité. 

[15] Voir mon documentaire Après le livre. Une enquête sur André Gide, Fondation Catherine Gide, 2016, 90 min., en libre accès, et le livre qui l'accompagne : André Gide autour du monde. Un carnet de voyage gidien, Paris, Orizons, « Grands Formats », 2019, 361 p.

[16] Le Dit de Tianyi, Paris, Albin Michel, 2018, p. 82.

[17] Lettre de Tomogawa disponible sur notre site.

[18] Voir Parcours critiques, éd. Peter Schnyder Paris, Classiques Garnier, 2022.

[19] Voir l’article de Nicolas Di Meo sur le sujet, « L’universel et le particulier : enjeux et présupposes de la “littérature-monde” en français », dans Littératures nationales : suite ou fin. Résistances, mutations & lignes de fuite, no spécial, 2010, p. 55-68, en ligne.

[20] « Je sens mes membres glorifiés au toucher de cette vie universelle. Et je m’enorgueillis, car le grand battement de la vie des âges, c’est dans mon sang qu’il danse en ce moment », peut-on par exemple lire dans L’Offrande lyrique de Tagore, traduit par Gide (poème LXIX). 

[21] Moundarren, Tao poétique, vrais poèmes du vide parfait, trad. Hervé Collet, mars 1986. 

[22] Entretien déjà cité.

[23] Soseki, Oreiller d’herbes, trad. René de Ceccaty et Nakamura Ryôji, Paris, Rivages, 1987, p. 134.

[24] Ibid

[25] Les Nourritures terrestres, Paris, Mercure de France, 1897, livre III. 

[26] « Lettre à Angèle XIII », intégralement reproduite par Juliette Solvès dans ce Carnet, publiée dans les recueils PrétextesEssais critiques et Parcours critiques.

[27] Voir ce que Malraux écrit dans le catalogue de l’exposition de Demetrios Galanis, en mars 1922, cité par Peter Schnyder dans le beau livre André Gide, André Malraux : L’Amitié à l’œuvre, 1922-1951, Fondation Catherine Gide et Gallimard, 2018, p. 7.

[28] Mastuo, lettre du 2 juin 1934 numérisée, disponible sur notre site. 

[29] Les Nourritures terrestres, livre II. 

[30] Ibid., livre VI. 

[31] « La précieuse leçon que j’ai reçue de Gide m’a permis de comprendre que l’ego dont j’étais porteur depuis ma naissance n’était que chimère, une chimère que je devais mettre en pièces à l’aide de mon propre esprit critique. Néanmoins, je refuse d’aller plus avant avec Gide. Il s’agit certes d’un écrivain remarquable mais, d’un point de vue personnel, c’est aujourd’hui l’un des auteurs que je déteste. » Cité par Ninomiya Masayuki dans son article « Le savoir, le sang et la langue », in Michaël Ferrier (dir.), La Tentation de la France, la Tentation du Japon, Paris, Piquier, 2003. 

[32] « — Tu ne peux pas ne pas être heureux ! Qui a décidé cela ? Tout commence par le rejet de cette prétention au bonheur… / — Quoi d’autre ? Si le grain ne meurt de Gide ? Les essais optimistes de Chesterton ? Qu’elles étaient faibles toutes ces voix qui essayaient de le convaincre… » (Le Mal du loup, trad. Véronique Perrin, Paris, Allia, 2012, p. 38.)

[33] Ce dont m’informe Le Larousse, sans donner sa source. 

[34] Trad. Marc Mécréant, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’Orient », 2008. [Citations dans le corps du texte : les paginations sont entre parenthèses.] 

[35] Gide, Correspondance avec sa mère : 1880-1895, Paris, Gallimard, « Blanche », 1988, lettre du 25 janvier 1895.

[36] Lafcadio Hearn, Le Japon, trad. Marc Logé, Paris, Mercure de France, 1921, p. 15. Disponible sur Gallica.bnf.fr.

[37] Gide, Journal, 17 juin 1910.

[38] À lire, ce magnifique petit recueil : La découverte du Japon, Paris, Chandeigne, "Magellane Poche", 2017. 

[39] Voir la lettre unique de Gide à Nakamura reproduite dans ce Carnet : « À parler franc, je crains que, pour un long temps, toutes ces volontaires incertitudes ne soient maîtrisées par la force et que tout ce qui faisait notre culture qui (je le vois d’après votre lettre) est la vôtre aussi (de sorte que l’on peut parler d’une manière beaucoup plus générale qu’on n’osait encore le faire hier), — que la culture humaine ne soit en grand péril. »

[40] Lettre de Nakamura Mitsuo à Gide, disponible sur notre site. 

[41] J’en parle également dans « Découvrir Beyrouth »

[42] Voir l’article de Matsuo, toujours dans la revue France-Japon déjà citée, sur les premières œuvres européennes et plus spécifiquement françaises à être traduites au Japon. Le premier livre publié est Le Tour du monde en 80 jours de Jules Vernes, dont Matsuo nous dit que « le côté scientifique et géographique du roman attira particulièrement l’attention des Japonais ». De Gide, c’est La Porte étroite qui fut traduite en premier, en 1923. — Matsuo se penche aussi sur ce que disent du Japon, par une sorte de filtrage de la culture source vers la culture d’accueil à travers la traduction, les titres en japonais. Wilhelm Tell (Guillaume Tel) devient L’Arc de l’indépendance et de la libertéThe Bride of Lammermoor,Histoire de la liberté sentimentale dans la brise printanièreLa prise de la BastilleTriomphe de la liberté Mémoire d’un médecinTempête de sang (Slurada) puis Fleurs de sang (Miyazaki).